p.7 › il ne s'appelait pas Sheldon.

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Le vent me claque au visage. Encouragé par le rouge qui colore mon nez, il siffle et s'enroule autour de mon blouson. Pourtant épais, j'en ressers le col avec une grimace.  "Une bonne vieille parka comme on en fait plus", disait mon père.

L'attendre ou ne pas l'attendre ? Telle est la question. Allez savoir comment, mais Sylvester est tombé malade le week-end dernier. Délaissant Anastasia de son taxi habituel, c'est sans hésitation que je lui ai proposé de la raccompagner. La laisser rentrer seule par ce temps de merde aurait été contraire aux sentiments que j'éprouve pour elle, alors ai-je seulement eu le choix ? 

Devant moi s'étale le complexe sportif de Blurdale, grand d'une dizaine d'hectares tout au moins, et sur lesquels s'étendent trois stades, six gymnases ainsi qu'une piscine. Mis à la disposition des lycées alentours, il est sûrement l'un des terrains les plus populaires d'Ohio. Cela fait bientôt huit ans que j'y mets tous les jours les pieds, et José, le gardien, a enfin fini par m'apprécier.

Le ciel est gris et les arbres nus, délestés par le mois de janvier. Même sans avoir natation, j'aime venir ici et longer le lac délimitant les installations. Les chemins qui bordent la digue et les bourrasques chargées d'embruns ont le don de me remettre les idées en place.

Je viens de sortir de cours. Ma dernière évaluation d'anglais entre les mains, je constate à quel point je l'ai foirée. Vers le milieu de la copie, Mr Maldive semble avoir perdu tout espoir de me voir réussir et s'est mis à barrer de long en large le restant de mes écrits. Non pas que je sois un de ces gosses qui n'en n'ont rien à foutre de leurs études, au contraire : je ne comprends pas les cours. C'est tout. Peut-être n'ai-je juste pas la motivation d'écouter, mais l'école et moi ne sommes clairement pas fait pour nous entendre. Je suis excellent en sport, ça tout le monde le sait, peut-être un peu moins médiocre en sciences, mais le reste demeure mauvais. Vraiment mauvais.

Heureusement pour moi les gens n'ont pas à savoir cela. Ils préfèrent continuer de m'admirer comme le leader du lycée. Ils ne croient que ce qu'ils veulent croire de moi, et ça a ses avantages.

Campé face à l'entrée, je me fais toiser par les baies vitrées qui soutiennent la piscine. Bien qu'Anastasia ne sorte pas avant une vingtaine de minutes, je me tiens prêt.

Soudain, une puissante rafale me fouette le corps et ma copie s'envole, emportée par les feuilles mortes. Et malgré ma bonne condition physique, elle est désormais trop haut pour que je puisse l'attraper. Alors blasé, je l'observe serpenter entre les bâtiments. Elle se laisse glisser contre la cabine du gardien, rejoint les flancs granuleux du gymnase, volète, tournoie. Elle est à deux doigts de sortir de mon champ de vision lorsqu'une main se dresse et l'attrape. Comme ça. Aussi simplement que si elle s'était trouvée à l'arrêt.

Sans attendre qu'elle disparaisse à nouveau, je me mets à courir, slalomant entre les bâtiments. Ce n'est pas tant la volonté de récupérer mon test qui me pousse à accélérer, mais l'idée que quelqu'un puisse constater une aussi mauvaise note au nom de Kyrel Jensberg. Bien que tout le monde soit au courant pour mon redoublement, ce n'est pas très reluisant. Dents serrées, j'ignore le vent qui me siffle de ralentir et dérape sur le gravier. Me voilà à l'arrière du gymnase.

Assise sur l'un des blocs de métal qui alimentent le gymnase en chauffage, une silhouette aux chevilles croisées lit mon devoir. Large d'un mètre quarante sur cinq, la chaudière ronronne sous ses fesses : elle est trop haute pour lui permettre d'atteindre le sol. Je passe une main rageuse dans la masse de cheveux qui m'obstrue la vue.

« Tu seras gentil de me...

— C'est chacun son tour avec toi, on dirait.

Cette voix, coincée, murmurée, je lève le nez et me voilà face à Sheldon. Je retiens un éclat de rire cynique de fendre l'air. Il a l'air moins énervé que la dernière fois. Après le garçon intimidé puis fâché, à qui vais-je bien avoir à faire aujourd'hui ?

— Sauf que moi, j'ai au moins l'obligeance de te la redonner sur-le-champ, il termine en me tendant la feuille. Et tu as bon à la question 13 : ton professeur s'est trompé.

— Merci. » je finis par concéder.

Ce garçon est bizarre. La manière qu'il a de se tenir est bizarre. Les paumes à plat, ses semelles cognent contre la chaudière. Son regard nage entre les vagues qui s'allongent sur la berge. Habillé comme la dernière fois, seules ses chaussettes ont changé de couleur.

« Kyrel..., murmure-t-il alors que je prenais déjà congé de sa présence. Ça vient d'où ?

Je fais volte-face et pose mes yeux sur lui. Détachés, détendus, ses traits s'élargissent et le soleil vient lécher l'éclat de ses cheveux. Il saute de son perchoir.

— Je te demande d'où vient Sheldon, moi ? je rétorque d'un timbre dédaigneux.

— Non et tu as bien raison. Je m'appelle Roshe, il lâche en me tendant sa main.

Je ne la saisis pas.

— Roshe ? Et Sheldon Runke, c'est qui alors ?

— C'est moi.

— Toi.

— Moi. Roshe Dunkel, Sheldon Runke. Un anagramme presque parfait si je puis me permettre, il émet avec fierté.

Curieux d'en savoir un peu plus sur cet étrange personnage, je m'adosse au bloc d'aération. Je ne sais pas ce qui me pousse à poursuivre cette discussion, mais son comportement m'intrigue. Ses gestes sont pourtant si las, son visage d'une banalité déconcertante... mais sa voix est intrigante. Comme sa photo de profil.

— Je ne t'ai jamais vu traîner dans les couloirs et là, tout d'un coup, tu te mets à apparaître partout où je me trouve.

Je reste sur mes gardes, méfiant.

— Parce que je n'y traîne tout simplement pas. Ce sont les déprimés de la vie qui s'y traînent. Les gens comme toi y paradent, les effacés s'y pressent, moi je m'y dissimule. C'est simple lorsque personne ne te connaît, mais que toi tu connais tout le monde. Te concernant, c'est plutôt l'inverse : normal que tu ne m'aies jamais repéré.

Son regard erre progressivement sur mon visage. Il scanne, analyse, ses lèvres frémissent alors qu'il fixe l'angle de mon arcade. N'importe quelle personne normalement constituée se sentirait gênée par l'observation minutieuse à laquelle il s'adonne. Est-ce qu'il m'hypnotise ?

— Arrête de me parler comme ça.

— Parler comment ?

— Comme le serpent dans le Livre de la Jungle. »

Il éclate de rire et, quittant des yeux mes pommettes, il sourit. Aussitôt je frotte mon nez, perplexe quant à son comportement. Mais je n'ai pas le temps de me défendre qu'une chevelure rousse attire mon attention, plus loin sur la gauche. Mon cœur palpite et l'image de Roshe s'efface peu à peu, ne demeurant plus qu'une esquisse estompée par ma déconcentration.

« Désolé, je dois y aller, je bafouille.

— Je serais là, demain, si t'as d'autres feuilles à perdre. » me lance-t-il en haussant le ton.

Et il se rassoit.

Roshe n'est pas ce à quoi je m'attendais. Et ça m'énerve de m'être autant trompé à son sujet.

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