p.46 › il était une fois un rhinocéros et un petit cochon.

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Ma mère pleure dans la cuisine. Je peux percevoir ses gémissements depuis la table où je mange, quittée par Jillian il y a quelques minutes. Je suis le seul à ne pas flancher. Ma sœur a bien failli tenir, mais ses larmes ont percé bien avant qu'elle ne puisse les en empêcher. Kurt ne reviendra pas.

Soudain je me réveille. À plat ventre contre mon oreiller trempé, je dresse la nuque et contemple l'obscurité. Mes cheveux collent à mes tempes et je ne saurais dire si la moiteur de la literie correspond à des larmes ou a de la sueur.

« Ky... »

Une main progresse au-dessous du draps. Je la sens grimper le long de ma hanche, le long de mes côtes, avant de retomber. Roshe a entrouvert les lèvres et dort à poings fermés, comme si je ne l'avais pas bousculé.

« Excuse-moi. » je chuchote de peur de le réveiller.

Il est quatre heures sept du matin. J'ai dix-neuf ans.

Je me traîne hors du lit et enfile un t-shirt sec. J'ai l'abdomen humide et le nez qui me démange horriblement ; j'ai besoin de m'aérer. Debout sur le balcon, mes coudes reposent sur la balustrade. L'atmosphère lourde, les relents de sueur, l'étroitesse du lit, mes rêves angoissants... Tout me donne le tournis ainsi qu'une sale envie de  gerber. Alors, avec le peu d'esprit qui me reste, je contemple le Chicago vespéral qui s'offre sous mes yeux. Les rumeurs qui s'évanouissent, les claquements métalliques qui résonnent sur le trottoir... J'essaye de ne pas penser à mon père.

« Pourquoi tes cheveux sont roses ? »

« T'es né comme ça ? »

« Mais t'es un garçon... »

Cela fait dix minutes qu'une foule de gosses m'assaille de questions sans répit. Allant de l'étonnement capillaire à l'exposition de ma vie perso, je parviens tout juste à garder un œil sur Eavl. Perdue au beau milieu des structures du square, elle s'aggripe, vole et grimpe de toboggans en toboggans, imperméable à la gravité.

« Non je n'ai pas d'amoureuse, je soupire en réprimant un ricanement.

La fillette aux yeux globuleux se met à rougir.

— Pourquoi ? rétorque-t-elle du tac-au-tac.

— Parce que j'aime quelqu'un d'autre. Excuse-moi, mais j'dois aller chercher ma nièce... »

Flanqué d'un sourire désolé, je me lève du banc où je m'étais assis et avance vers les jeux. Eavl se tient debout sur le toit d'une maisonnette : les pans de sa jupe volètent autour de ses jambes menues et je la sens qui hésite à sauter. Sauter et risquer de se casser un jambe ? Pourquoi pas si, après tout, on rate l'école avec ça...

« Eavl ?

Elle sursaute.

— On rentre déjà ? s'enquiert-elle avec une mine déconfite.

— Je... Non. Mais si j'étais toi je ne sauterais pas.

— Pourquoi ?

— Parce que tu risques de te faire cramer par la lave.

— Ah oui ! s'exclame-t-elle en lançant un regard de défi au sable qui l'entoure.

stratosphère.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant