p.16 › salive salée.

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Les profs s'inquiètent pour moi. Sortant du sport, c'est le front encore suant que j'ai vu mon père débarquer sur le parking du campus, la Rover à peine arrêtée qu'il m'engueulait déjà. Je n'ai pas osé croiser son regard. Il avait ces yeux de porcinet enragé qui vous préviennent un peu trop tard que vous allez passer un sale quart d'heure.

L'école l'a appelé : je rate les cours et ne fous rien lorsque je daigne me présenter. Mais ce n'est pas de ma faute, ou du moins pas entièrement : j'ai du mal à me concentrer. J'ai du mal à écouter. Et même du mal à comprendre, sur certains aspects. Ce n'est pas le fait d'apprendre qui m'ennuie, au contraire : j'ai essayé. Mais j'ai besoin de bouger, de m'activer, de pratiquer. Depuis tout petit je tape du pied, me laisse distraire par une gomme qui roule ou les néons qui clignotent.

J'aimerais pouvoir me vanter d'être un de ces bad boys qui, malgré leur école buissonnière, font preuve d'une rapidité d'esprit totalement inaccessible pour les gens comme moi. Ils sont certes exceptionnels, mais je ne suis pas comme eux, pas aussi intelligent que ce à quoi les gens s'attendent. C'est frustrant.

Mes parents ne s'en sont jamais vraiment préoccupés. Mis-à-part Ash, je n'ai personne à qui faire appel. Mon père a beau être professeur de physique à l'université, notre relation s'est tellement envenimée qu'il m'est impossible de lui parler. Et puis je peux à peine compter sur mes amis : ils me considèrent au-dessus de tout ça. Alors je me retrouve coincé dans l'image que les gens ont de moi, sans possibilités d'exprimer ce que je ressens vis-à-vis de tout ça. Je suis trop réservé pour en discuter, trop fier pour me pointer à la bibliothèque. J'attends que le temps passe sans savoir si, un jour, tout cela s'arrangera.

Mais aujourd'hui, on dirait bien que les dieux sont contre moi.

« Bon et bien nous allons demander à notre cher Monsieur Jensberg, n'est-ce pas ?

Je pivote sur ma chaise, face au tableau. Trop obnubilé par la conversation que j'entretenais avec Benjamin à propos de ma coupe de cheveux – devrais-je les laisser longs ou raser ? –  je n'avais pas remarqué ma prof de français.

— Excusez-moi ?

— Répétez ce que je viens de dire.

— Ahem...

Mon regard se perd entre les visages éberlués. Mon cou me démange, elle va bien finir par lâcher l'affaire.

De quoi parliez-vous ? lance-t-elle dans un Français geignard.

Nouveau silence.

La plus grosse majorité de élèves ont compris, mais moi pas. Ma bouche se tord en une moue mal-à-l'aise et je sens une vingtaine de paires d'yeux se braquer sur moi. Même s'ils essaient de paraître discrets, ils ne peuvent pas s'empêcher de jouer les intéressés : ils s'attendent à ce que je réplique quelque chose. Quelque chose de cinglant.

— Et ça veut jouer les intellectuels... Non mais regardez-moi ça !

— Je n'ai jamais prétendu...

— Oh fermez votre bouche si c'est pour être aussi grotesque qu'un garçon de six ans qui ne saurait même pas dire son prénom. Vous n'irez jamais plus loin que votre nombril, Jensberg, et vos notes en ont toujours témoigné... » conclut Mme Perraud.

Elle souffle, excédée par mon... attitude ? Quelle attitude ? J'ai juste l'air désemparé. Son faux sourire se crispe sur ses lèvres ridées. En temps normal j'aurais répondu, mais cette fois je reste silencieux. Mon cœur cogne contre ma poitrine, ce qui ne m'était jamais arrivé auparavant et me surprend. Je passe une sacrée semaine de merde on dirait.

stratosphère.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant