p.6 › des amis bornés et un centre commercial qui sent le désinfectant.

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Je crois me souvenir plutôt bien de ma première copine. Brune, un peu boulotte et la mine triste, elle s'appelait Charlotte. Elle faisait partie de ces filles au cœur trop gros pour éclore lentement, sans le recul nécessaire pour réfléchir à ses actions. Je sais qu'elle portait toujours le même sweat jaune dans l'espoir de repousser les gens, cette couleur ayant le don de faire vomir certaines personnes. On s'embrassait sous les tables du cours de maths, notre prof s'en foutait, alors on était tranquilles. Un jour elle est venue me voir. Sa bande d'amies bizarres gloussant dans mon dos, elle m'a lancé un " J'te quitte, t'es trop con. "

Ça s'est passé rapidement, on a pas eu le temps de vivre grand-chose. De toute manière on avait que treize ans.

Depuis cet instant, j'ai cessé de vouloir plaire aux filles. J'ai cessé de demander à ma mère d'aller chez tel ou tel magasin, j'ai cessé de chercher des phrases d'accroche sur internet, en bref j'ai arrêté d'être ce gosse abruti par les standards des autres. J'ai grandi avec MSN et les idoles à la Britney Spears. J'ai essayé d'aimer tout ça, me fondre dans cette masse qui me semblait faite pour moi. Et j'y arrivais plutôt bien. Mais lorsque j'ai compris que plus personne ne me suivrait si ce masque venait à tomber, j'ai décidé de tout arrêter.

Contrairement à ce que d'autres peuvent penser, je n'ai pas toujours été ce gars cool aux cheveux roses qui se pavane sans craintes en slip éléphant. Comme tout le monde j'ai traversé des phases, allant du gosse fier de son collier dent-de-requin acheté en Floride, jusqu'à l'ado débile qui se pense au-dessus de tout avec son anneau dans le pif. Jusqu'à mes quinze ans, mon style était un véritable foutoir. Et mes cheveux aussi fades que de la paille de fer.

Je suis brun, de base. Ça n'étonne pas grand monde. Mais mes taches de rousseur le peuvent. Longtemps je n'ai pas osé les montrer, de peur d'être critiqué pour quelque chose que je ne pouvais ni changer, ni contrôler. J'ai joué au football américain pendant près de quatre ans sans jamais apprécier, j'ai acheté les albums de Beyoncé sans vraiment trouver ça bon. Certains se cherchent à dix ans, d'autres à dix-sept, moi c'était à quatorze. Résultat des courses : je passe désormais le plus clair de mon temps torse nu, la fille pour laquelle je craque est rousse et je revendique ce pour quoi je vibre en me teignant les cheveux.

Mais s'il y a bien un type de personnes qui se cherchent et qui se chercheront toujours, ce sont bien les filles.

« Ky, bootcut ou droit ? me lance Darlene en me tendant deux jeans.

— J'ai une tête à m'appeler Saint Laurent ?

La jeune femme m'observe, sceptique. Ses yeux trop ronds dérivent sur le col de mon sweat, puis sur mes baskets. Elle grimace.

— Je sais même pas pourquoi je te parle. »

Je lève les yeux au ciel. Je ne suis pas fan de ce genre d'endroits : les centres commerciaux bondés, les allées de faux-marbre scintillant, les fontaines bruyantes qui bordent les escalators... Ce n'est clairement pas mon truc. Trop de gens dont le seul but est d'acheter des trucs qui ne leur servent à rien, trop de bruit et de conversations qui s'entremêlent.

Cependant, il m'arrive parfois d'entasser toute ma bande d'amis à l'arrière de ma caisse et de les y emmener faire un tour. Sur fond de soupe musicale et populaire ils gueulent, chantent et rient en énumérant les boutiques qu'ils désirent visiter. Mace est avec sa petite copine Darlene, Sylvester sort avec Anastasia, tandis que Benjamin et moi apparaissons comme le  vieux couple rabat-joie de la bande.

Rien ne nous relie, pourtant : avec sa tronche d'enfant gâté et sa passion pour les voitures de sport, je ne partage avec lui qu'un célibat en bon et du forme. C'est le cousin de Mace, il fait partie des nouvelles recrues... et voilà. Un gars sans histoire notable, fils de parents aux moyens triplement supérieurs aux miens et apprécié des filles pour son charme froid et somnolent à la fois.

« La vendeuse te fixe depuis tout à l'heure.

Je mets quelques secondes avant de percuter ce que me murmure Darlene. Penchée sur mon épaule, ses pupilles suivent les va-et-vients de l'employée. Deux iris bleus, d'un bleu polaires, qui semblent m'inciter à aller à sa rencontre. Je crois reconnaître la jeune femme qu'elle me désigne, une ancienne partisane de mon fan-club peut-être, une nageuse rencontrée autour d'un bassin.

Je me tourne vers mon amie, un rictus provocateur pincé au bout des lèvres :

— Je ne t'obtiendrai pas de traitement de faveur.

— Va te faire. » crache-t-elle avec une acerbité qui en ferait pâlir plus d'un.

Telle une tornade de cheveux blonds décolorés elle trace, tête baissée, sans m'accorder un seul regard. Visiblement vexée, j'observe ses jolies hanches se trémousser le long du rayon "femme enceinte" alors qu'elle bifurque en direction des caisses. Il est temps de sortir.

À l'extérieur nous attendent Sylvester et Ana, le couple type qui ne prend qu'un smoothie pour deux et qui qualifierait de "fusionnel" le fait d'attraper la grippe de l'autre. Ils sont mignons, certes, mais la perspective d'aller les rejoindre ne m'enchante pas vraiment. Rien que le son de leur peau qui s'effleurent toutes les demi-secondes suffit à me convaincre de rester écouter la pop naze diffusée par la boutique.

Tenir les chandelles n'est pas quelque chose que je répugne. Au contraire, je suis plutôt bon joueur dans ce genre de situation. Mais depuis qu'il emballe Anastasia, les performances de Sylvester ont largement chuté sous le niveau des Pinks. Alors je l'évite, histoire de lui faire comprendre que ceci est tout bonnement inacceptable. Il file un mauvais coton, ces temps-ci, et il le sait.

« Qu'est-ce que tu regardes ?

La voix de Benjamin m'arrache à mes pensées. Arrivé dans mon dos en catimini, il me fixe d'un air perplexe tandis que je dévisage l'un des miroirs mis à disposition des clients. Je ne m'en étais même pas rendu compte.

— Rien. Il est temps de ramener les autres dehors. » je réplique en foulant le parquet du magasin.

Ses cheveux blonds tressautent sur son front et il s'active, derrière moi, à chercher Darlace. Ses yeux fatigués me rappellent ceux de Sheldon.

« À quand reverrons-nous un Kyrel qui ne fait pas la gueule ? s'exclame Syl.

Accoudés au Café Yéti en face des galeries, chacun sirote son milkshake en bavardant, noyé dans l'atmosphère conviviale de la bâtisse. C'est un pub décoré à la façon d'un chalet, tenus par des canadiens. Le bois a tendance à y craquer, soulignant la gravité des têtes d'élans suspendues au-dessus des cartes postales scotchées près du comptoir. Si la décoration n'a pas changé depuis les années 60 – poste de radio digne de l'avant-guerre, tapisserie à pleurer ensevelie sous les bibelots – la chaleur qui s'émane de ses murs est toujours restée la même.

Avec le froid qui s'est abattu sur le centre-ville, c'est sans hésitation que nous nous sommes attablés près de la cheminée. Les conversations vont de bon train entre Mace et sa petite amie, lesquels débattent sur la teneur des yeux doux que s'échangent les deux autres tourtereaux. Ben, quant à lui, ne se rend pas compte qu'il est en train d'aspirer un verre vide, absorbé par son fil d'actualité twitter.

Moi mon oreille traîne. Je grignote ma paille en feignant participer, tandis qu'une douce odeur de banane me chatouille les narines.

— Et à quand reverrons-nous de bons chronos derrière le nom de Sylvester sur le tableau des Sharks ? je rétorque en soutenant ses yeux clairs.

— Oh relax Cuisse-De-Nymphe... » surenchérit Darlee en m'effleurant la joue.

Ben lève la tête. Mace est sur le coup, mimique béate. Les grands yeux de Syl esquivent les miens. Sa main se crispe sur celle d'Anastasia.

Elle sourit. Furtivement, histoire de ne pas vexer son copain, mais elle sourit. Le velouté de ses joues rosit. Je la regarde. C'est une belle fille, d'une beauté ingénue. J'aime lorsque ses mèches rousses viennent s'amouracher du gloss pêche qui recouvre ses lèvres.

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stratosphère.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant