56. Les secrets d'Ophiucus

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Ophiucus

Le regard dans le vague, les pattes englouties par la gadoue, la pluie qui commence à marteler mon pelage, j'observe le monticule de terre fraîchement retournée où gît Stephen.

— Tu as été un excellent bras droit, murmuré-je. Et le meilleur des amis.

Je m'échappe difficilement de cette vision et tente de chasser de mon esprit l'image du corps sans tête. Stephen, l'unique personne qui savait tout, absolument tout de moi, à qui j'ai dévoilé mon passé et les raisons de mon présent, mes doutes et mes convictions, et surtout, mes préférences.

Je m'éclipse rapidement dans ma tente et me dépêche de me transformer et me rhabiller, l'air étant en train de se refroidir à cause de la pluie. Je tremble malgré moi, et je n'ai pas la foi de sortir affronter les regards de ma meute, et surtout celui de ce prince prétentieux et supérieur.

Je m'enroule dans ma fourrure et tente de calmer mes spasmes, en vain. Mon corps somnole, mais mon esprit hanté est parfaitement éveillé. J'ai l'impression qu'un tourbillon me tire inexorablement vers le fond. Comment vais-je faire, sans Stephen pour m'aider, Stephen pour me taquiner, Stephen pour me rassurer ? Sans mon meilleur loup et meilleur ami pour m'épauler ?

Du bruit se fait entendre dans ma tente, quelqu'un entre. Je ne bouge pas, ne cherche pas à savoir qui est-ce, parce que je le sais déjà. Il n'y a qu'une seule personne ici qui a le droit d'entrer de la sorte, sans demander, sans se manifester.

— Ophiucus ? Oh... Ophiu', tu pleures ? demande la voix pleine de compassion de Frey.

Je ne dis rien. Non, bien sûr que non, je ne pleure pas. Je ne pleure jamais. Ou plus exactement, je n'ai plus jamais pleuré.

Frey soulève la fourrure pour observer mon visage. Je reste de marbre, mes tremblements incessants trahissant mon état intérieur.

— Ophiu', t'aurais dû m'appeler plus tôt, me gronde le roux en se glissant sous la couverture à mes côtés.

— Pas la peine, grogné-je en sentant son corps musclé et doux se lover dans le mien.

— Fais pas l'idiot, imbécile. Tu t'es vu ? T'as l'air d'avoir vu un fantôme.

— C'est presque ça...

Frey redresse le menton et vient chiper un baiser papillon sur mes lèvres, qui me donne instantanément l'impression de fondre en une lave incandescente. Puis il glisse un bras dans mon dos, qu'il vient caresser, exactement comme j'aime qu'il le fasse.

— Ça va, ta blessure ? demandé-je pour changer de sujet.

— Oui. La magicienne et sa copine rousse ont fait des miracles, il ne reste qu'une petite cicatrice rose qui tiraille à peine.

— Tu ne t'es pas blessé pendant la lutte ?

— Non. Ne t'en fais pas. Je suis trop rapide pour eux, sourit-il.

— Frey, tu... Je...

— Oui ?

— J'ai eu peur pour toi.

— Moi aussi, je t'aime, chuchote-t-il en s'approchant pour sceller nos lèvres.

C'est ça que j'aime chez lui : il me connait sur le bout des doigts. Il sait que je ne peux pas les dire, ces mots. Ces trois mots. J'en suis incapable. Mon passé m'en rend incapable. Mais il sait que je le pense, infiniment, et que je suis éperdument amoureux de lui.

C'est ça, mon grand secret. Inavouable. Incompris. Rabaissé. Moi, Ophiucus Serpentaire, Alpha d'une meute de loup-garous, maître du sarcasme et de la virilité, je suis gay.

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