82. La damnation du Bien... (2)

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Un jour, alors que j'aidais mon père à ranger les bottes de foin dans la grange, j'ai perdu l'équilibre et je suis tombée du haut de notre tas d'herbes séchées. La dégringolade m'a semblé durer des heures ; j'avais l'impression que le temps s'était suspendu, et que mon estomac se retournait dans mon ventre. Puis je me suis écrasée au sol, et suis revenue à la réalité.

Cette fois-ci, je n'ai pas le droit de m'écraser. Je dois arrêter le temps, l'attraper à deux mains, et le retenir avant qu'il ne m'attire vers la terre. Je dois défier la pesanteur, désobéir aux lois fondamentales : je dois réussir à me transformer en pleine chute.

La panique me complique sensiblement la tâche – difficile de se concentrer sur la magie lorsque vous êtes à deux doigts de mourir. Mes veines grouillent, mon cœur est aux lisières de l'hystérie, et je peux presque sentir mes neurones éclater un à un comme des quilles.

Mon dos est soudain plus lourd, mon ascension plus rapide. Mes ailes se sont déployées. Encore un peu... Un tout petit peu... Le sol est si près...

Je ferme les yeux : noir complet. Éclipse totale. Je ne sens plus que la bourrasque agiter mon corps impuissant, et la gravité m'attirer dans ses bras de pierre, prête à m'engloutir. La fin est proche. Je peux presque la goûter du bout de la langue, âcre et acide, le genre de saveur qui laisse un arrière-goût désagréable dans la gorge.

Une décharge électrique galvanise mes nerfs un à un. J'écarte les bras, prête à recevoir ce pourquoi je me suis risquée – la mort, à coup sûr.

La seconde suivante, j'ai l'impression de planer.

Mes paupières se rouvrent d'elles-mêmes. Une forêt sombre et touffue se dessine sous mes pieds, et les arbres défilent à une vitesse phénoménale. Je relève la tête, et mes yeux tombent directement sur le soleil couchant, qui s'acharne à illuminer le ciel d'un beau rose pâle. Pendant une seconde, je me retrouve subjuguée par cette vision magique. Puis un rugissement vient déchirer l'air et faire trembler mes entrailles.

J'inspire à fond et me rends compte que j'ai, par miracle, réussi à prendre ma forme draconienne quelques secondes avant que le sort ne me soit fatal. Magie ou détermination ? Personne ne le saura jamais. Je recentre mon esprit sur le grondement sourd qui m'a faite frissonner écaille par écaille, et bats des ailes quelques coups pour faire demi-tour.

Ma vue affûtée n'a aucun mal à voir ce qui se passe – c'est mon cerveau qui refuse d'y croire. Pourquoi est-ce qu'il y a un trou dans le château ? Je pensais avoir brisé la fenêtre, pas le mur. Alors comment se fait-il qu'une antre de la taille d'une petite chaumière orne la façade de la bâtisse ?

Un mouvement en contre-bas attire mon attention. Une masse noire et vive se déplace au sol, agitant l'air autour d'elle, et hurlant à mon attention des bruits animaux à figer le sang.

— Adrian ?

Je sais d'expérience qu'il peut entendre ma voix dans son esprit, tout comme je peux entendre la sienne : mais il ne semble pas réagir à mon appel. Il prend son envol, rasant les arbres, et je réalise que je ne sais absolument pas quoi faire pour l'arrêter.

Je décide de gagner du temps et m'élance vers le château pour en faire le tour. Peut-être que je vais réussir à trouver un plan avant qu'Adrian ne se mette à mes trousses – mais comment trouver un plan lorsqu'on ne connaît même pas son but ?

La prophétie est sur le point de s'accomplir : mais il n'était pas question d'un combat ! Quels étaient les mots déjà ? « L'astre blanc sera à son apogée, les dragons devront se révéler, un seul sang-mêlé coulera. » Mais ne disait-elle pas aussi que le pardon était source de renaissance, et que la haine n'engendrait qu'ignorance ? Faut-il que je force Adrian à me pardonner, si seulement un tel acte est possible ? Mais ce passage ne parlait-il pas seulement de Clarté et d'Obscurité ? Nom de Dieu, pourquoi Clarté a-t-elle cessé de me parler et de m'aider dans de tels moments ?

Les Derniers DragonsWhere stories live. Discover now