62. Muette

3.6K 414 57
                                    

Le roi, avec un grand sourire fier, se lève non sans peine, et se penche légèrement pour inviter Adrian à se rasseoir. Puis il se tourne vers l'auditoire et demande le silence d'un geste des mains, qu'il obtient aussitôt.

— Merci, Adrian, pour ces paroles pleines de sagesse et de bonté. À présent je vais vous...

Il n'a pas le temps de finir sa phrase qu'un cri étranglé l'interrompt à notre droite. Je tourne la tête pour découvrir Yanos, les yeux révulsés, le corps prit de spasmes violents, la bouche entrouverte, d'où sortent des râles à glacer le sang.

C'est instantanément la panique. Milène agrippe Yanos par le col pour tenter de le ramener à lui, tandis que Julien bondit presque de sa chaise, trop surpris pour réagir avec sang-froid. Quelques personnes hurlent, et j'en vois même certaines s'enfuir du coin de l'œil. Adrian ne perd pas de temps pour s'éjecter de son assise et rejoindre Milène en deux grandes enjambées, avant de fourrer un mouchoir dans la bouche de mon ami pour lui éviter de se mordre la langue.

Mon mal de tête redouble d'intensité. La douleur est si forte que je me prends le visage entre les mains, ne comprenant toujours pas l'origine étrange de cette violente migraine. Un son aigu siffle dans mes tympans, si bien que plus aucun son extérieur ne me parvient excepté ce bourdonnement insupportable.

Mais qu'est-ce qui se passe ?

La foudre s'abat, le tonnerre gronde, et je suis soudain projetée loin, très loin d'ici, à des milliers de kilomètres, à un millier d'années. Je suis comme arrachée à la réalité pour chuter dans une autre, je bascule ailleurs, je tâtonne, mais impossible de me rattraper. Je chavire en arrière sans rien pour le retenir. Tout devient noir, tout devient blanc – je ne sais plus rien, je n'entends que ce son incroyablement aigu qui perce mon cerveau de toutes parts. C'est affreux. Ignoble. J'en viens presque à souhaiter de mourir pour stopper cette atrocité qui me tire au loin de mon présent.

Puis quelque chose heurte mon dos. Ou est-ce moi qui heurte cette chose ? Mon souffle se bloque sous le choc, j'inspire mais en vain. Je prends doucement conscience que je suis allongée sur le dos, et qu'il fait nuit noire – il y a décidément quelque chose qui cloche. Le soleil n'est normalement même pas couché. Est-ce que j'ai voyagé dans le temps ? Me suis-je évanouie pendant des heures ?

Mes questions ne font que s'allonger lorsqu'une masse gigantesque passe juste au-dessus de moi, aussi grande qu'un chêne millénaire, aussi silencieuse que le vent. La peur me donne la force de me redresser, et je me rends compte que je ne suis pas du tout au château, ni même dans un endroit que je connais.

L'obscurité ne me donne pas le loisir de discerner quoi que ce soit. L'ombre qui m'a surplombée s'est fondue dans l'immensité de la nuit, indétectable. Nom de nom, où est-ce que j'ai atterri ?

Étrangement, il n'y a aucune odeur. Comme si mon odorat avait été coupé. Je vois, j'entends, je touche, mais je ne sens rien. Et cette absence de parfums est bizarrement atone.

— Oooh, Luvanga, c'est incroyable ! pépie une voix à ma gauche qui me fait sursauter.

Par les caleçons du roi. Même avec une visibilité si faible, je reconnais ce visage entre mille. Et pour cause : c'est le mien.

Alors je comprends. J'ai une vision. Comme Yanos.

Sara sautille sur place, les yeux rivés devant elle, et je suis son regard. Ma bouche s'ouvre d'elle-même. Mon visage, sûrement déjà bien pâle, perd encore plus de ses couleurs, et mon corps se met à trembler.

Luvanga s'approche à pas de félins, un sourire rieur collé sur les lèvres, et l'air bien plus heureux qu'Adrian ne l'a jamais été. Et il faut avouer que ça lui va tellement bien que je retombe amoureuse de ces traits si particuliers, avec ces pommettes saillantes et cette mâchoire carrée caractéristiques.

Les Derniers DragonsWhere stories live. Discover now