Chapitre 20 : Ultimatum en pâte à sel

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Je n'arrive jamais à finir mes raviolis vapeur. Assis à la table de la cuisine familiale, je mâchonne les petites poches de pâtes remplies de sanglier braisé sans appétit.

« Maëlle, est-ce que tu veux finir... » je commence.

Ah, oui. C'est vrai. Maëlle n'est pas là. Je suis tout seul. Ça provoque en moi une sensation de vide désagréable.

Je repousse le panier vapeur encore à moitié de raviolis vers le mur de la cuisine contre lequel est appuyée la table. Entre mes doigts, je tripote un bout de papier que j'ai retrouvé dans un tiroir, en cherchant mes partitions. C'est une lettre : le papier est jauni par le temps, l'encre est délavée, mais les mots dessus n'ont pas disparu – tout comme ils n'ont jamais disparu de ma tête.

Rentre en Chine avec ton gosse, la bouffeuse de clebs.

Quand mon père est rentré de Chine avec Maman et moi, quand j'avais environ trois ans, on recevait ce genre de lettres tous les jours. Mon père devait épouser une autre fille du village, sa famille l'a mal pris et elle avait monté une véritable campagne de diffamation contre nous et le restaurant. Tout y passait : le sanglier des raviolis serait en réalité du chat crevé, ma mère obligerait les clients à manger avec des baguettes à la place des fourchettes et moi, le gosse métis, je ne serais qu'un débile passant son temps à arracher les ailes des mouches.

Mes parents ne m'ont jamais montré ces lettres. Si j'ai celle-ci en ma possession, c'est parce qu'un jour, je suis tombée sur l'une d'entre elles alors qu'une personne qui ne ressemblait pas du tout au facteur venait de la déposer dans notre boîte. J'ai gardé celle-là, mais je sais qu'il y en avait des centaines d'autres.

Ça expliquait beaucoup de choses, à commencer par pourquoi aucun enfant ne voulait s'asseoir à côté de moi à l'école.

J'étais seul. Puis un jour, une gamine aux cheveux noirs et bouclés s'est assise à côté de moi.

« C'est vrai que tu passes ton temps à arracher les ailes des mouches ? »

Je n'ai pas répondu. C'était faux, de toute façon.

« Est-ce que tu crois que tu pourrais le faire pour moi ? On mettrait les ailes dans le café de mon oncle Pouillot, ce serait marrant. »

C'est comme ça que je suis devenu le protégé de Maëlle, la fille de la maire-adjointe. Indirectement, elle nous a tous sauvés : en devenant mon amie, elle a fait découvrir la cuisine du restaurant, jusque-là au point mort, à sa famille. Avec le bouche-à-oreille de sa mère, l'influente maire adjointe, l'Auberge de la Grange a pu redresser la barre et jouir d'un succès jusque-là inégalé.

Je replie la lettre.

Pour remercier Maëlle, j'ai toujours fait tout ce qu'elle me demandait. Je suis monté aux arbres pour embêter des oiseaux qui sifflaient trop près de sa fenêtre. Je l'ai aidée à voler des tracteurs. J'ai déguisé des chèvres. J'avais un peu peur de la réaction des propriétaires des chèvres, des arbres et des tracteurs, mais Maëlle me souriait, alors je le faisais. Je ne faisais plus tout ça pour la remercier, mais parce que ses sourires me procuraient une sensation agréable dans le ventre et parce que quand je réussissais, elle me serrait dans ses bras.

J'étais amoureux. Depuis combien de temps ? Je ne sais plus. Très longtemps. Je m'en suis rendu compte quand je lui ai proposé de m'épouser, comme ça, à la boulangerie.

Mon téléphone vibre, faisant trembler la table, mais je ne le déverrouille pas. Je sais ce que c'est : c'est un mail de cet agent musical à qui elle a envoyé ma démo.

Je ne veux pas leur répondre. Pas quand Maëlle a pris la décision à ma place. Rien que d'y penser, ma tête bourdonne. L'idée que mon futur ne soit pas auprès d'elle était déjà assez douloureuse, mais le fait que Maëlle l'ait décidé personnellement me donne envie de casser quelque chose.

Le mariage archi-faux de Ludwig et MaëlleWhere stories live. Discover now