Chapitre 29 partie 2

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And the stains coming from my blood tell me

"Go back home"


Papa Nightmare portait toujours un masque et sa voix déformée semblait tout droit sortie d'un outre-monde, de telle sorte qu'ils n'avaient jamais su qui c'était.

Lorsqu'il les réunissait autour des flammes et qu'il prenait la parole, baigné par la lueur orangée, il leur dévoilait un univers peuplé de divinités marchant aux franges de leur univers, de passerelles invisibles entre les mondes ; de parole sacrée criée par les possédés, de morts qui se relevaient pour arpenter la terre sous laquelle ils auraient dû pourrir ; de poudre d'os, de whisky et de sang. Dans les frémissements de la nuit la plus sombre et les éclats des étincelles qui crépitaient sous leurs yeux, ils buvaient ses paroles. Ils y croyaient. Ces histoires étaient trop grandioses pour en douter. Et lorsqu'ils y croyaient, ils n'étaient plus des orphelins, des accidents, des jouets cassés mis au rebut, les non-voulus, les non-aimés, les oubliés. Des démons murmuraient à leur oreille, leurs rêves psychédéliques étaient l'avenir du monde, ils étaient des êtres exceptionnels. Des guerriers, des conquérants. Une armée.

Belle avait été frappée par sa première messe, après être arrivée à Bridgeville. Black Bear lui avait donné la consigne d'y aller, car tout le monde ici y allait - elle devait se fondre parmi eux pour mieux les trahir l'heure venue. Papa Nightmare récitait parfois des versets de la Bible ou parlait de Jésus Christ et des saints, les entrelaçant habilement avec ses dieux vaudous et ses mondes obscurs sans laisser apparaître de démarcation dans sa tapisserie psychédélique. Belle ne s'était pas attendu à ce que la messe ne ressemble en rien à ces exhortations autour du feu - pas d'histoires tonitruantes, pas de transes. Les seuls rituels constituaient à s'asseoir et se lever, faire le signe de la croix aux bons moments, . Il fallait beaucoup écouter aussi, et chanter - mais les chants s'élevaient légèrement et le pasteur ne vociférait presque jamais. Finalement, calme, c'était bien aussi.
Et il ne faisait pas nuit.

— Quelle heure est-il ?
— 00h37. La salle d'opération devrait être prête dans cinq minutes. Vous avez toujours la glacière ?

Il faisait froid lorsque Kiz était arrivée au camp pour la première fois. Elle ne s'appelait même pas Kiz, d'ailleurs ; elle avait changé de nom la troisième semaine. La plupart des enfants qui avaient une vie misérable de laquelle se débarrasser le faisaient au bout de quatre, cinq jours. Mais Kiz était tout bonnement terrifiée à son arrivée. Paralysée. Elle passait le plus clair de son temps cachée dans un recoin en surveillant les allers et venues de tous de derrière ses mèches brunes sales. Elle avait pour consigne de ne pas trop parler car les points de sa blessure à la lèvre cicatrisaient mal, mais Belle soupçonnait que son silence n'avait rien à voir avec ses déboires médicaux. Papa Nightmare en personne l'avait amenée au camp, ce qui n'arrivait pas si souvent. Après quelques heures de ce régime, il avait d'abord conféré avec les autres adultes puis convoqué Belle le soir, à l'écart des autres.

— Ta petite soeur va avoir du mal dans un premier temps. Il faut que tu l'aides.

Belle plissa les yeux en regardant les néons aveuglants du plafond qui défilaient au-dessus d'elle. Elle ne se rappelait plus les mots exacts, mais c'était la voix, l'intonation qu'elle aurait voulu retrouver. Est-ce qu'elle était au moins certaine que Papa Nightmare était un homme ? Elle ne savait pas pourquoi cette pensée lui venait à ce moment - peut-être que l'attention qu'il portait à Kiz lui avait toujours semblé maternelle.

Quoiqu'il en soit, il faisait donc froid. Elle se souvenait de ça, parce que c'était les premiers mots que Kiz avait prononcés, après plusieurs tentatives d'approche et une assiette de nourriture : « Il fait froid ici. »

Les Échos du bayouWhere stories live. Discover now