Chapitre 18

288 47 39
                                    


All you have is your fire, and the place you need to reach ;
don't you ever tame your demons, but always keep 'em on a leash



Tant qu'elle ne franchit pas le seuil, il n'y avait rien de l'autre côté. Le néant. Elle eut presque peur d'y poser le pied, de se faire avaler par le vide. Crainte inutile puisque, lorsqu'elle se lança, un chemin s'ouvrit sous ses pas. La brume compacte qui l'entourait se leva progressivement, révélant un décor imprécis aux couleurs délavées. A mesure que Kay s'y aventurait, les contours et les teintes devenaient plus définis, pour replonger dans la brume aussitôt que son regard se posait ailleurs. Elle avait l'impression d'être un appareil photo à la mise au point hyperactive. Cela rendait difficile le simple fait de se repérer, mais elle était à peu près certaine de se trouver dans la rue principale d'une petite ville générique. Les bâtiments étaient espacés, accueillants mais inhabités. Il n'y avait pas âme qui vive en-dehors d'elle-même ; Turtle Skin ne l'avait pas suivie. Plutôt une ville-fantôme qu'autre chose. Même ses propres pas n'émettaient aucun son.

La jeune femme remonta la grand-rue vide sur plusieurs mètres, mais l'horizon ne se dégageait pas et ne montrait aucun signe de changement. Les maisons et les commerces qui se succédaient de part et d'autre semblaient être toujours les mêmes ; au bout d'un moment, elle constata que c'était vraiment le cas. Où aller dans ces circonstances ? Elle s'arrêta et regarda les portes. Il n'y avait que cette option.

La demeure sur sa droite était un bâtiment de deux étages aux proportions harmonieuses. Kay décréta intérieurement qu'elle n'était pas très intimidante : elle ferait l'affaire.


Lorsqu'elle franchit le seuil cependant, elle ne se retrouva pas du tout à l'intérieur. Le paysage autour d'elle, qui s'affinait nettement par rapport à la ville qu'elle avait connue jusqu'ici, ressemblait de façon troublante au bayou Lacrosse. Des voix derrière elle la poussèrent à se retourner. La porte d'où elle venait avait disparu et avait été remplacée par un bâtiment de taille moyenne qu'elle ne voyait que de profil. Pourtant, elle acquit rapidement la conviction qu'il s'agissait du Little Birdie. Une bande d'adolescents s'était rassemblée sous les fenêtres fermées et discutait avec animation en faisant passer de main en main deux cigarettes à l'odeur suspecte. Alors qu'elle s'avançait vers eux, la jeune femme eut un choc.

Même avec quinze ans de moins, il était impossible de ne pas les reconnaître. Louis surtout, déjà parvenu aux alentours de sa taille adulte, et qui faisait l'effet d'une grande asperge blonde au milieu du groupe. Belle était la seule fille ; ses traits avaient l'air plus doux, son visage moins affûté, peut-être les restes de rondeurs de l'enfance. Son regard translucide, en revanche, semblait déjà percer les murs et les gens. Charlie avait remarquablement peu changé en quinze ans, c'en était troublant. En revanche, elle n'avait même pas reconnu Jesse au premier coup d'œil. Son visage juvénile ne portait aucune des marques qui le sculptaient actuellement : ses yeux semblaient plus larges et plus clairs, ses cheveux tiraient presque sur le blond, et les pommettes ne saillaient pas sur ses joues qui n'avaient pas encore été creusées par l'âge. Kay se prit à le trouver mignon - toujours pas son genre, mais bien plus charmant qu'à l'heure actuelle. Le plus frappant restait cependant la timidité de sa présence, bien visible à travers sa gestuelle gauche et sa position en retrait. Il s'en était passé des choses pour lui, en une quinzaine d'années. Les trois autres étaient tous des garçons inconnus à Kay.


— ... et mon père a dit que je pourrais avoir une bourse, fanfaronnait l'un d'eux, un petit costaud à l'allure sportive et à l'accent cajun.

Les Échos du bayouWhere stories live. Discover now