Chapitre 4 - Nika, l'homme poisson

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J'ai perdu la notion du temps. À force d'éplucher encore et toujours ces pommes de terre, des cloques se sont formées sur mes paumes et des microcoupures sur l'extrémité de mes doigts engourdis. Le geste, devenu machinal, m'hypnotise et me maintient dans un état second. Brisant cette monotonie, je sens parfois des vagues plus puissantes cogner la coque et nous tanguons sous leur force.

Dès le départ d'Elliott, j'ai cherché un moyen de sortir d'ici. J'ai forcé la poignée de porte en vain. J'ai fouillé la pièce pour trouver un objet assez gros pour briser le hublot. Mais les marmites étaient trop lourdes. J'ai tenté de crocheter la serrure, je n'ai réussi qu'à plier la pointe de mon couteau au risque de m'entailler la paume. J'ai fini par abandonner, épuisée, me convainquant qu'il y aurait d'autres occasions de filer.

Le soleil a quitté le ciel et mes yeux me piquent quand la pièce s'assombrit. J'ai mal en haut du dos et tous mes os craquent en harmonie parfaite quand je me redresse. Sans parler de la faim qui fait rugir mon estomac de rage. Je papillonne des paupières, les contrastes des formes se dissipent. Je porte un regard vers la plus grosse marmite qui semble sans fin, puis je m'attarde sur Nika.

Il s'exécute sans broncher, j'ai l'impression qu'il respire à peine. Avec toutes les écailles sur ses mains, est-il aussi un homme poisson ? Je l'observe plus attentivement, sa peau blanchâtre, ses lèvres sèches, ses cheveux si clairs, presque blancs. Ses frêles mains sont dans un état plus lamentable que les miennes. Il semble trop épuisé pour relever le visage ou même m'adresser un signe.

Elliott m'a enfermée avec un muet. Au moins, il ne pourra répéter à personne ce que je lui dirai. Si j'avais quelque chose à lui raconter...

Me raclant la gorge pour la rendre plus grave, j'annonce d'une traite :

— On devrait arrêter tu ne penses pas ?

Ses bras tremblent tant il sollicite ses forces pour me montrer son légume à moitié épluché. Je déglutis, peu certaine de comprendre ce qu'il désire me dire et la vision de sa peau abîmée me noue l'estomac. Une voix grave s'élève à côté de nous, je n'ai pas remarqué que quelqu'un était entré dans la coquerie.

— Il est desséché.

Elliott me lance un regard qui sous-entend lourdement " Je t'avais dit de ne pas lui parler ". Je me pince les lèvres, retenant ma réplique. Quoique je lui dise, il ne me donnera aucune explication.

Elliott ordonne d'un ton calme au gamin de partir se préparer pour rejoindre l'entrepont, et Nika détale aussi vite que ses forces le lui permettent. Mon regard s'accroche à celui du corsaire, il n'y a dedans aucune once d'autorité ni de colère. J'ai bon espoir qu'il finira par changer d'avis et qu'il me déposera sur le continent.

— Un petit colibri, soupire-t-il.

Je fronce les yeux, peu certaine de comprendre. Le corsaire se reprend, il cligne des paupières, ses yeux voilés de tristesse retrouvent tout leur éclat.

— Je suis le Timonier, je suis chargé des vivres et d'exécuter les ordres du Capitaine. Tu es désormais sous ma responsabilité.

Je ne suis pas d'accord, je n'ai pourtant pas le choix. Il est plus grand et plus fort. Même si mon envie de fuir m'anime à chaque minute qui passe, il vaut mieux ne pas faire de vagues et s'échapper à l'aube dans la plus grande discrétion.

— Qu'est-il ? demandé-je en éludant sa remarque.

Elliott prend la place de Nika et examine une pomme de terre à moitié épluchée. Il la fait tourner dans ses doigts, saisit le couteau et l'épluche grossièrement. À la manière dont il la tient, j'ai l'impression qu'il n'a jamais fait ça de sa vie.

Le capitaine des Abysses - Livre 1 : La perle nacréeWhere stories live. Discover now