CHAPITRE 8 : Orkturnin, le déclin des Puissants 6/6

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Tempo

Deux fois par an, lorsque les lunes atteignaient le même méridien et que Sininen ou Virheä dominait sa sœur, les puissants offraient les pluies divines, chargées en mana. Elles nourrissaient les éléments : la terre, l'eau, l'air et le feu ; mais aussi gorgeaient les plantes, allaitaient les animaux et les créatures qui foulaient le sol d'Yggdrasil. Les peuples ne possédaient pas les mêmes cultes, mais vénéraient tous l'essence magique qui dotait chacun d'une vitalité fantastique. Certains, avec entraînement et études, parvenaient à la contrôler. Ainsi, les Alfes élevaient des mages, les Alfdarhs formaient des chamans. Les Kréturs, comme les Dweorggs, utilisaient à volonté et de façon innée le mana. Tous entretenaient un lien presque viscéral avec la sève offerte par les cieux, mais elle s'épuisait entre deux solstices si bien que ces événements rythmaient la vie de chacun.

La vertu qui chutait du ciel ne concernait pas les Arcanes pour la simple raison qu'ils étaient issus de cette essence. En eux, une source inépuisable coulait et s'entretenait, leurs pouvoirs quasi infinis, du moins, les peuples de Yggdrasil le croyaient. Tempo connaissait à présent la raison de leur différence, et s'ils avaient toujours su ne pas appartenir à ce monde, ils avaient oublié leurs incroyables capacités. Par la voix, il sut que leurs dons s'effritaient et que la roue des événements venait de se libérer de ses entraves et qu'elles emportaient avec elle leur destin.

Un humain à la Tour, qu'avait bien pu apparaître à Alfbreid ? Et ailleurs ? Elle lui promit du soutien pour rejoindre Vanheim. Il devait convaincre ses frères de retourner dans leur monde et de reprendre la place qu'on leur avait enlevée.

Il sentait déjà ses pouvoirs s'envoler. Il ne pouvait plus se téléporter et pour la première fois depuis des siècles, il sentait le poids des années comme un fardeau sur les épaules. Tempo n'était pas dupe, il se doutait qu'Afanen ressentait les changements s'opérer. Il lui en voulait davantage, car si leur chef ne prenait pas les décisions logiques pour guider les Arcanes dans cette crise, il devrait lui faire face pour le convaincre ou le vaincre.

Il était déjà arrivé aux pieds de la Tour. Mécaniquement, il avait remonté la route pavée et ses pieds douloureux lui confirmèrent qu'il faiblissait. Il agita la main pour ouvrir les grilles de l'entrée principale, il lui restait assez de mana pour activer ce petit sort. Sa silhouette s'engouffra dans le hall principal. Ses pas résonnèrent contre les pierres des murs tel le ressac sec et grave ; le vide et le silence habitaient d'habitude ces lieux, seuls les déplacements solitaires de ses occupants brisaient la quiétude austère de la Tour. Les Arcanes vivaient quasiment en autarcie dans ce bâtiment lugubre et froid. Les couloirs et les pièces communes, souvent évidés et rigides, n'offraient à ses habitants qu'un confort menu dont ils en avaient fait leur fierté aigrie. Les quelques serviteurs, des Kréturs et quelques Alfes de basse extraction filaient comme des ombres le long des murs et le plus souvent, on entendait le bruissement des bures et les sifflements du vent qui passaient entre les portes qu'on ouvrait et refermait.

L'arcane de la Raison se traîna jusqu'aux appartements d'Afanen, ruminant chaque phrase qu'ils avaient échangée plus tôt et celles que Fehu lui avait adressées. Heureusement, pour l'heure, l'Arche était encore active et il espérait, comme lui avait promis la voix, qu'arriverait l'aide pour guider ses frères jusque Vanheim.

Sur le pas du logis d'Afanen, un Krétur se matérialisa dans les airs ; il volait au-dessus du sol, ses jambes pendaient mollement et ses épaules avachies certifiaient l'ennui il éprouvait à s'acquitter de sa besogne. il s'apprêtait à frapper lorsque Tempo l'interrompit :

— Quel message apportes-tu ?

Le domestique, un mâle maigrichon et hirsute, tressaillit et se grandit aussitôt pour faire face à son interlocuteur.

— Vous m'avez surpris, veuillez-excuser mon émoi. (Il esquissa une médiocre révérence.) Ansur m'envoie apporter ce message à l'Arcane de l'Empereur, dit-il en secouant le papier entre ses doigts.

Il se détourna de l'Arcane pour se concentrer sur la porte devant lui.

— Donne-le-moi. Je viens le rencontrer, inutile de le déranger pour cela, je le lui remettrai moi-même, commanda Tempo.

Le Krétur plissa ses yeux noirs et contracta ses narines. L'ordre ne lui plaisait visiblement pas.

— Sans vous offenser, je n'obéis qu'à mon maître, Ansur. Je dois refuser.

L'Arcane saisit avec hargne la main chétive qui tenait la missive, et imposa sur un ton plus autoritaire que la première fois.

— Donne-le-moi.

— Vous me faites mal, geignit le Krétur en tentant de se dépêtrer de la poigne d'acier de Tempo.

Les doigts se serrèrent davantage. Un frisson s'étendit dans son dos, Tempo percevait la terreur dans les yeux du domestique et dans les pulsations qui tambourinaient sous sa fine peau de bronze.

— Dois-je me répéter ? siffla-t-il.

— Votre geste ne restera pas tu. Ansur et Afanen seront prévenus aussitôt que vous me relâcherez. Je ne vous dois rien, si imminent soyez-vous. J'ai prêté serment à Ansur et lui seul possède ma loyauté.

— Quelle arrogance ! Je n'ai nul besoin de leur approbation pour vous traiter comme vous le méritez. Sous-êtres.

Tempo projeta son pouvoir à la recherche d'un fil de mana lui permettant de s'échapper au loin avec son pitoyable faible otage ; la serre puissante de l'Arcane l'empêchait de se défaire de son emprise. Aucun cordage ne se laissait atteindre. Afanen avait raison, leurs pouvoirs décroissaient. Même une simple téléportation devenait compliquée. Il ne laisserait pas cet importun le défier et le tourner en ridicule. Il voulait intercepter le message d'Ansur. Il lui arracherait le papier des mains s'il le fallait : vives ou mortes.

Mortes ?

Tempo, prend ce qui te revient. Puise en lui l'énergie.

Mais, comment ?

Tu le sais.

Il accentua sa prise, en serrant plus fort l'avant-bras du Krétur. Une chaleur exaltante traversa ses pores. Un fluide éthéré s'évada du visage qui se cernait à mesure que Tempo puisait dans le corps chétif. L'ivresse d'une jeunesse retrouvée le poussa à prendre plus, à vouloir plus et les joues remplies de sa victime s'affaissèrent, sa peau se tendit comme un cuir sec que l'on cercle sur un tambour. Celui qui tonnait dans le firmament lointain d'Elivagar, celui qui annonçait l'avènement de celle que Tempo décida de servir. Adieux les douleurs du temps et la faiblesse, pour une fois depuis qu'il se souvenait, il se sentit complet.

Il eut peur de devenir trop gourmand. Il savait le petit corps aux bords de l'abîme, mais elle l'encourageait :

Tu ne fais que reprendre ce qui t'appartient déjà.

Il se laissa guider. Il avait déjà cédé. Alors, il tira davantage sur le maillage ténu qui tenait encore en vie le pauvre domestique. La petite flamme qu'il percevait dans les yeux mornes de sa victime s'éteint. Sans expiration, sans prémices, le Krétur mourut. Tempo chercha une lueur, une chaleur, mais la vie, la vraie, avait bien quitté le pauvre Krétur. Il réalisa enfin son geste. Entre satisfaction malsaine et couardise raisonnée, il concentra le mana en lui et disparut aussitôt dans une explosion pourpre. La téléportation lui était à nouveau possible. Était-ce un si grand prix que la vie d'une existence parasite ? En débarquant dans sa loggia, il caressa le visage inerte. Il gloussa. L'ironie de son acte ne lui arracha aucune honte, aucun regret. Il récupéra le mot destiné à Afanen et balança le petit corps dans les airs. D'un claquement de doigts, il l'incinéra. La flamme fut aussi puissante que brève. Il ne restait plus rien de sa victime.

Tempo dévoila ses dents sous son sourire. La sensation de puissance en valait la peine, il en redemandait.

Vois-tu ce que je t'offrirais ?

***

* Sininen et Virheä sont les lunes de Yggdrasil, la bleue et la verte. Plus d'explications à venir dans les lexiques.

Yggdrasil : La Bataille des ArchesWhere stories live. Discover now