CHAPITE 7 : Tumunui, le rêve de l'Ours 1/2

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De longues flammes s'échappaient du petit foyer. Elles emportaient dans leur danse langoureuse les ombres projetées par les saillies sèches de son visage, et intensifiaient l'empreinte du temps qui avait érodé Matatahi.

Ses yeux sombres brillaient d'un éclat sauvage. Concentré, il saisit son bourdon et secoua les braises. Des étincelles s'envolèrent en une nuée de poussières incandescentes que le chaman chassa mollement de sa grosse main calleuse.

Les enfants se serrèrent davantage les uns contre les autres. Ils avaient tous froid, non pas que l'hiver était rude, mais la moiteur ambiante frigorifiait les jeunes gens malgré le feu et les fourrures qui les enveloppaient. Le petit groupe s'était tassé à l'abri d'une grotte dont seuls les élus, comme Matatahi, avaient connaissance. Sur les murs de roches basaltiques, des peintures rupestres représentaient les symboles ancestraux et racontaient la vie des gardiens du Vaïo'ra.

Chaque épreuve, chaque rite était inscrit à même la pierre. Le pigment blanc, fabriqué à partir des os de seiche peuplant la mère de feu, s'effritait par endroit. Les enfants connaissaient par cœur leur signification, fruit de nombreuses heures d'études et de travail. Seul un dessin restait énigmatique. Une demi-lune convexe couvait en son centre une étoile.

Le chaman posa contre la cloison son bâton en miro, héritage de son père et de ses ancêtres. Il embrassa ses juvéniles apprentis d'un unique regard avant de s'asseoir sur une petite esplanade de lave dominant son assemblée. Il prit sa voix de conteur et commença :

— Mes enfants, en ce lieu sacré, les Anciens nous enseignent comment suivre la voie de l'eau céleste. Ils nous ont laissé la mission de surveiller et de protéger le Vaïo'ra. Tous les trois mille ans, la Voie choisit ses élus pour en faire ses gardiens. C'est un honneur pour vos familles et notre peuple, que la Voie vous a désigné. Votre formation, qui déjà dure depuis un certain temps, est loin d'être finie et peu d'entre vous porteront le noble titre voué à cette tâche. Ce soir, mes enfants, je vais vous confier l'un des plus grands secrets de notre vie. De votre vie. Ces dessins illustrent simplement comment vous deviendrez gardiens. Certes. Mais, ils nous livrent, aussi, comment vos aïeuls ont fermé le Vaïo'ra. La voie de l'eau céleste est une porte vers des mondes inimaginables. Certains sont les mondes des dieux et de leurs enfants. D'autres sont ceux des ténèbres où ne vit que la destruction et la souffrance. D'autres encore abritent des êtres démunis de mana, mais qui possèdent un esprit vif qui les rend tout aussi redoutables qu'un Berserker de Dweorgg.

Le chaman fit une pause, se gorgea de l'admiration luisant au fond des rétines de ses élèves. Seul le crépitement des bûches rongées par l'âtre improvisé brisait le silence. Il reprit tout aussi mystérieux :

— Il y a très longtemps, ces ténèbres entreprirent une croisade vers le monde des dieux. Néanmoins, elles ne pouvaient l'atteindre que par les Arches d'Yggdrasil. Notre monde était l'ultime frontière pour approcher les puissants. Pourtant omniscients, ils restèrent sourds aux mises en garde du dieu blanc, celui qui vivait aux portes de leur monde. Ce dieu possédait la vision la plus claire voyante de l'univers. C'est pour cela qu'il se postait chaque aurore et chaque crépuscule au bord de leur monde pour guetter jusqu'où s'arrête le voile qui porte les galaxies. Il protégeait la source de toutes vies, l'essence de toutes les voies. Ainsi, le dieu blanc confia aux Vanes ce qu'il voyait arriver depuis des années. Il apercevait l'ombre s'insinuer sur Elivagar. La putréfaction de la source l'empêchait de dormir, de manger et il en devint presque fou. Les Vanes, les enfants des dieux, décidèrent d'offrir une poignée des leurs afin de nous aider à sceller les Arches. Si les dieux se taisaient et continuaient à feindre l'ignorance, eux se devaient d'agir. Les sacrifiés nous apprirent non seulement à sceller les voies du Vaïo'ra, mais aussi à les défendre, si l'ombre revenait. Ces Vanes, exilés et épaulés du dieu blanc, déchaînèrent toute leur puissance afin de chasser celle qui anéantit. Le dieu disparut avec les ténèbres, donnant sa vie pour sauver Yggdrasil, Vanheim et son monde.

— Il est mort ? Le dieu blanc, il est mort ? demanda un petit garçon soucieux au crâne rasé.

— Tu dis n'importe quoi, un dieu ne peut pas mourir. Pas vrai, Matatahi ? s'inquiéta un autre garçonnet.

— À cette question, les enfants, je n'ai pas de réponse.

— Que sont devenus les Vanes exilés ? interrogea Hina.

— Eh bien, ils ont perdu la mémoire au cours du temps. Désormais, ils sont incapables de se souvenir à quoi servaient les Arches ; ils savent juste qu'ils doivent les surveiller. Comme lors de la Grande Guerre, où les ténèbres ont ensorcelé nos dirigeants, encore une fois. L'essence de leur mère a plongé Yggdrasil dans le chaos pour accéder à l'Arche qui mène aux cieux. Nous avons tous beaucoup perdu...

— Où sont ces Vanes maintenant ?

— Ils sont toujours ici, mais nous ne les appelons plus ainsi. Je ne comprendrai jamais pour quelles raisons, mais les Vanes nous ont rejetés, s'alliant aux Alfes et négligeant les traditions ancestrales. Seuls nous, nous nous souvenons. Par ces gravures dans la roche, nous transmettons aux futures générations la vérité aux gardiens du Vaïo'ra.

Les enfants étaient bouche bée. Hina osa troubler le silence.

— Vous dites que nous veillerons sur les Arches tout en étant conscients du désordre qu'elles nous ont déjà fait subir. Pourquoi ne pas les avoir détruites ?

— Bonne question, mon enfant. Les Vanes nourrissaient l'espoir, d'un jour, de retourner à Vanheim, et même de revoir Godheim, le royaume des Dieux. Mais, ils ont oublié d'où ils venaient et maintenant ils défendent leur monde adoptif.

Hina prit une inspiration avant d'ouvrir la bouche, mais Matatahi la stoppa :

— Pourquoi ne l'avons-nous pas détruite ? Eh, bien simplement parce que les Vanes sont les seules susceptibles d'une telle chose. Du moins, je l'imagine. Notre magie est vaine contre celle des enfants des dieux. Leur pouvoir est ce qui est de plus redoutable en notre monde. Les Arches sont la création des puissants de Godheim, nous ne pouvons défaire ce qu'ils ont créé, ils nous ont donné la capacité de les contrôler, non de les briser.

Les enfants figés dans le silence osaient à peine respirer ; leur concentration s'abîmait dans les traits et les arcades blanches que d'antiques doigts avaient tracés.

*

Le souvenir du vieil homme le plongeait dans une mélancolie amère. Il tira sur sa pipe plusieurs fois, retint la fumée quelques secondes puis expira de grosses volutes bleutées. L'herbe de paka lui permettait de consulter l'invisible et de voyager dans la spiritualité, là où se trouvaient les réponses qu'il cherchait.

Comment les clans en étaient-ils arrivés à ce point de rupture avec le Vaïo'ra ? Le vote avait ébranlé son roi, mais surtout la foi du chaman envers ceux qu'il avait vus devenir hommes et pères.

Ils n'avaient pas su mettre leurs griefs de côté. Certes, les tensions entre Alfdarheim et Alfheim étaient réelles, motivées même. Mais, il avait pensé son peuple plus vertueux. Leur entêtement pouvait condamner Yggdrasil.

Car, si ce qui avait voulu franchir était une menace, une ombre comme dans le passé. Comment y faire face, seuls et désunis ?

L'Histoire avait pourtant laissé des stigmates, ils auraient dû comprendre. Lors de la Grande Guerre, les Vanes et le dieu renégat les avaient secourus ; aujourd'hui, qui le fera ?

Matatahi mastiqua le bec de son calumet, son cœur était lourd ce soir.

« Pauvres fous. Que les Ases nous viennent en aide. »

Yggdrasil : La Bataille des ArchesWhere stories live. Discover now