Chapitre 5

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Loukas





A l'orée des bois de Nychta, l'ambiance est électrique. Les chevaux trépignent d'impatience, leur barde cliquetant au moindre mouvement. J'ai peine à regarder en face mes soldats et leur équipement de fortune, trop souvent récupéré sur les corps des soldats adverses. Ce n'est pas de la pitié, mais plus une forme de culpabilité qui m'assaille quand minuit arrive et que l'assaut est sur le point d'être donné.

Je ne peux protéger mes hommes comme il serait nécessaire de le faire. Nous manquons de fer et de forgerons, ayant bien trop longtemps dépendus du royaume d'Ilios en ce qui concerne les matières premières. Et si nous avions un accord et que le commerce allait bon train en journée, tout s'est arrêté le jour où la nuit s'est faite éternelle. Désirant chacun protéger nos ressources qui finiraient par se tarir, nous nous sommes sabotés sans le vouloir et restreints à ce que nous détenions sans réfléchir aux conséquences.

Afthonia peut se vanter d'avoir des vivres et de l'eau dans laquelle baigne des poissons en pleine santé. Combien de fois avons-nous mis en avant le savoir-faire des fermiers de Salakis pour leur fromage et leur viande tendre que nous vendions une fortune ? Quel poisson fumé n'a pas fait saliver le roi Afélis dans son château construit des plus jolies pierres provenant des monts de Chrysos ?

Nous avions chacun notre fierté et la mettions en avant comme si rien ne pouvait changer cela. Pourtant, nous avons appris à nos dépens que nos ressources ne sont pas éternelles et, comble de l'ironie, qu'elles sont terriblement complémentaires.

Quel intérêt y-a-t-il à avoir de la viande à profusion si le ventre de mes hommes peut être tranché d'un simple coup d'épée ? Quel avantage est-ce d'avoir une armure d'une solidité hors norme si Ilios n'a aucun soldat pour la porter ?

Cette mise en abyme des contradictions que portent nos royaumes est un pied de jambe fait à tous les prêtres aux bottes de la Mère supérieure. Ils ne sont que des idiots qui profitent de leur rôle surestimé pour éviter de combattre à nos côtés. Ils s'empiffrent sur la couronne, discutent et radotent, le ventre rond, les boyaux ne risquant pas de s'en échapper au beau milieu d'un combat. Ils prient la Déesse, la Nourricière et l'Amante. Leurs mains lisses et sans corne jointes l'une à l'autre. Ils prient pour que l'on revienne en vie, priant plus fort pour ne jamais avoir à combattre à leur tour.

Empli de haine, je crache au sol, éveillant la curiosité de Ryen qui se tient à ma droite. Il fait comme si de rien n'était et fuit mon regard en tapotant l'encolure de son cheval qui dresse les oreilles, attentif à cette caresse. Je fais de même avec Nox, ne récoltant qu'un hennissement agacé et des oreilles en arrière, collées à son encolure comme s'il me sommait d'arrêter immédiatement mes niaiseries. Je ne me fais pas prier et claque la langue contre mon palais, vexé de n'être pour lui pas plus qu'un fardeau qu'il a la bonté d'accepter de porter chaque deuxième douzaine, quand minuit s'approche.

— Le cheval ressemble souvent à son maître, s'amuse Ryen.

— C'est certainement pour cette raison que le tien est d'un ennui mortel.

Sous son masque en cuir, je sais que Ryen boude. Je n'ai nullement besoin de voir son visage pour savoir son expression, et même si je trouve stupide que chaque soldat porte un masque similaire au mien, je leur suis reconnaissant de tromper les soldats adverses de cette manière. Si j'avais été le seul à le faire, j'aurais été bien trop reconnaissable et serais devenu la cible à abattre. Une chose en entraînant une autre, ce déguisement nullement utile à notre défense est devenu notre symbole. Plus encore, il nous permet de nous reconnaître dans la nuit et d'ainsi, éviter de tuer l'un des nôtres.

— Le tien est une tête de mule, renchérit Ryen, vexé.

— Impatient, farouche et rebelle, comme moi.

— Hautain ?

— Et même que parfois, il mord. Surveille tes bourses. Il aime ce qui est petit et joufflu. 

Je soulève mon masque juste assez pour lui offrir un sourire détestable et nous mettons ainsi fin à ce moment de franche camaraderie. Il n'est plus qu'une question de minute avant que l'éblouissement surgisse. Trois minutes ? Peut-être même deux. Il est le signale qui donne l'assaut, l'avertissement qui nous mettra aux aguets et enverra les hommes des deux royaumes dans un combat qui durera six heures.

Dans quelques minutes, il sera minuit. Le soleil nous narguera afin d'annoncer le nouveau jour qui ne se lèvera pas, puis, six heures plus tard, nous entendrons les cors nous annoncer la fin des combats. Nous compterons alors nos morts avant de les laisser aux loups, coyotes et autres prédateurs nocturnes. Nous les annoncerons deux heures plus tard sur la place d'Efforos. Les nouvelles veuves pleureront à chaudes larmes, à genoux devant nos chevaux épuisés. Nous leur offrirons les masques de leur cher et tendre qui se sont sacrifiés au nom d'Afthonia en leur adressant nos condoléances et seulement alors, nous partirons rejoindre nos chambrées.

Quelques heures plus tard seulement, nous recommencerons ce ballet funeste.

Soudain, une lumière d'une puissance inouïe couvre la forêt et mes frères. Elle fait disparaître les arbres, la terre et englobe le paysage jusqu'aux oreilles de Nox. Je ferme les yeux par réflexe, craignant d'être aveuglé, compte jusqu'à trois et ouvre un œil timide, rassuré de retrouver la nuit comme compagnie.

L'éblouissement passé, je ferme les jambes sur les flancs de Nox et marche au pas jusqu'à devancer mon armée. Le silence est glacial, troublé par la seule respiration de nos chevaux.

J'attrape mon épée rangée dans son fourreau et reste immobile un instant. Je prie les loups et la forêt de nous protéger cette nuit encore et toutes les autres. De veiller sur nos femmes, nos mères et nos filles. De faire de nos épées des meurtrières, des protectrices et des lames victorieuses. Honteux d'être pieux, je prie quelquefois en silence la Nourricière et l'Amante.

Au loin, des bruits de sabots foulant la terre se font entendre en masse. Ilios est en route. Alors je lève mon épée et pourfends la nuit, puis m'élance au galop en tête de cortège, suivi par mes hommes qui crient leur haine en même temps que leur désespoir.

Cette nuit sera peut-être leur dernière. Elle le sera quoi qu'il advienne. La leur, la mienne.

Cette nuit est éternelle.

Elle l'est depuis six longues années.

MIRABILISWhere stories live. Discover now