Chapitre 28

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Ce midi, je suis en train de glander sur mon iPad, attablé dans la cuisine. Je réponds à mes notifications sur Messenger. Je suis tout particulièrement concentré sur une fille de ma classe qui me sollicite pour une explication en maths. Comme chaque fois que cela m'arrive, je réponds toujours par des proverbes de beauf.

Speed : Hey mais ton père travaille pas chez Windows ?

Megane : Non pourquoi ?

Speed : Tu m'as fait bugger !

Ça a le don d'énerver les autres et surtout de me délivrer rapidement de ce genre de corvée. Je n'ai aucune envie d'aider les gens.

Max s'agite autour de moi, il est en train de faire à bouffer. Le raffut qu'il fait m'interpelle : il claque la porte du congélateur et jette le sachet congelé dans l'évier. Entre deux messages que j'envoie, je l'observe, il m'a ouvert l'appétit. Il fait chaud et il est torse nu. Le grand critique culinaire est en train de verser de l'huile dans la poêle pour décongeler un plat cuisiné.

— Tu fais quoi à crayave ?

— Tu parles gitan, maintenant ? me demande-t-il surpris.

— C'est Dylan qui m'apprend ! On passe son temps comme on peut en attendant la vague...

Comme souvent, j'ai super faim. Ce n'est pas pour autant que je vais lever un petit doigt pour aider mon frère. Je préfère attendre qu'il fasse tout et qu'il me serve.

— C'est classe ! On va t'appeler Kendji ! se moque-t-il de moi, en vidant la paëlla à moitié décongelée dans la poêle. Ahhhh ! Putain !

L'huile saute partout et mon frère, qui est à moitié nu, se fait attaquer de tous les côtés. Il se tord de douleur en se protégeant les tétons comme une fille. Je me marre en le regardant s'essuyer le torse avec un torchon de cuisine.

— C'est magnifique !

— Putain, ça brûle ! dit-il en cherchant les marques que les brûlures ont faites sur son ventre.

— Tu parles d'un cuistot.

— Tu vas me faire chier longtemps ? m'interroge-t-il en me fusillant du regard.

Au moment où le ton commence à monter, mon père entre dans la cuisine, son fusil de chasse à la main. Bordel, j'en suis scié ! Il nous ramène sa merde dans la maison.

— C'est pas la peine de me regarder comme ça ! nous engueule-t-il. Le premier qui y touche, je lui colle une raclée ! C'est clair ?

Ni Max ni moi n'osons répondre. Nous échangeons juste un regard puis mon frère baisse la tête dans sa paëlla, alors que j'espionne mon père pour connaître l'endroit où il va planquer son héritage familial, l'arme qui a tué ma mère. Je ne comprends pas pourquoi il ramène cette arme à la maison. C'est un fusil qui appartenait à mes grands-parents, mais c'est aussi celui dont s'est servi ma mère pour mettre fin à ses jours. Ce putain de fusil était resté consigné à la gendarmerie avec les autres éléments, constituant le dossier de décès ; comment mon père a-t-il pu le récupérer ? Je n'en ai aucune idée... Je trouve ça vraiment sordide. Surtout qu'il se dirige dans sa chambre et j'imagine qu'il va l'enfermer dans son armoire avec tous les derniers souvenirs qu'il a voulu sauver. Comment va-t-il pouvoir dormir sereinement à côté de ça ?

Ce dont je me souviens, c'est simplement de tous les appels de Max, cette fameuse journée, l'an dernier. Ces coups de téléphone que je m'amusais à refuser pour l'emmerder. Comme il insistait, ça devait être sacrément important, alors moi, je le bloquais pour qu'il tombe direct sur ma messagerie. J'étais en train de skater avec mes potes et je n'avais pas envie de rentrer. Finalement, il m'a envoyé un SMS : Maman est morte. Qui a envie d'apprendre la mort de sa mère par SMS ? Moi, c'est comme ça que tout m'est tombé dessus. Sur le coup, j'ai vraiment cru à une blague. J'ai pensé que Max avait cherché à me faire culpabiliser pour m'obliger à rentrer rapidement. Et puis j'ai repensé à maman, à son comportement perturbé et à son envie de mettre fin à ses jours. Elles pleuraient souvent ses derniers jours, elle avait des discours incohérents, elle prenait un traitement qui la faisait dormir et devait l'empêcher de déprimer.

J'ai compris que c'était grave. Vraiment grave. Que c'était fini. Vraiment fini. J'ai appelé maman. Pour la supplier de ne pas me laisser. Mais c'était trop tard. Vraiment trop tard.

Marion m'a traîné jusqu'à chez elle et tout s'est enchaîné. Paulo est venu m'engueuler parce que je n'étais pas rentré. Des voitures de gendarmes et un camion de pompiers, toutes sirènes hurlantes, ont traversé le village à fond. Paulo m'a interdit de foutre les pieds chez nous et m'a obligé à rester chez Marion où Max nous a rejoints. Un Max livide, traumatisé par ce qu'il a découvert en rentrant plus tôt à la maison pour changer de skate, car il venait de péter le sien.

Les parents de Marion nous ont recueillis plusieurs jours sans que nous puissions voir mon père. À force d'interroger les parents de ma meilleure amie, nous avons fini par apprendre qu'il avait été arrêté et placé en garde à vue. Une enquête a été ouverte pour le disculper d'une quelconque implication dans l'affaire. Une autopsie a été effectuée. Je ne comprenais rien. J'étais ailleurs. J'avais perdu complètement ma voix. J'étais en état de choc. Mon corps n'était que chagrin. J'étais inconsolable. Personne n'y pouvait rien. Je n'avais plus aucun repère. Je ne sais pas combien de temps ça a duré.

Puis un matin, mon père est réapparu. En quelques jours, il avait vieilli de dix ans. Ses traits étaient tirés. Il n'était ni rasé, ni coiffé. Il était soûl. Il divaguait. Il était brisé. Il pleurait.

Toute la famille a débarqué chez nous. Il y avait du monde. Mes grands-parents, mes oncles, mes tantes et aussi des cousins, des gens que je n'avais jamais vus. Tous pleuraient et parfois, ils agissaient comme si de rien n'était. J'ai fait semblant de ne pas voir les mouches qui volaient partout dans le jardin et qui suçaient les morceaux de cervelle, éclatée un peu partout. Ces petits bouts de chair tellement minuscules qu'ils n'avaient pas pu être nettoyés. J'ai arrêté de respirer pour ne pas sentir l'odeur du coup de feu mélangée à celle du sang.

Les jours passaient et je n'avais toujours pas récupéré ma voix. Personne ne s'en inquiétait. J'avais tellement de chagrin que j'en étouffais. J'étais si oppressé que rien ne pouvait sortir de ma gorge. J'ai pris beaucoup de médicaments pour dormir, pour calmer mes nerfs et mes angoisses. J'ai dormi avec Paulo. Puis vers la mi-août, le curé a débarqué chez moi pour préparer les obsèques. J'ai compris que l'autopsie était terminée et que le corps était prêt à être enterré.

Mais personne ne m'a parlé de ce qui s'était vraiment passé au fond de mon jardin alors j'ai voulu savoir pourquoi.

Avec Marion, nous sommes tombés sur un article dans le journal local qui datait de juillet, dans lequel était détaillée l'erreur médicale d'une infirmière qui avait entraîné le décès de son patient. C'est grâce à ça que j'ai pu interpréter les six petits mots inscrits sur un bout de papier froissé que ma mère avait déposé sur la table de la cuisine, avant de mettre fin à ses jours. Six petits mots insignifiants qui ne s'adressaient à personne en particulier... Six petits mots insuffisants laissés à l'attention de tout le monde... Six petits mots sans pensées particulières pour moi, mes frères ou mon père... Six petits mots que les gendarmes m'ont confisqués en tant que pièce à conviction.

Elle est partie, sans me prévenir, sans me dire au revoir. Laissant derrière elle tant de questions et de douleurs que le temps n'y pourra jamais rien. Il existe des blessures qui ne cicatriseront pas. Elles me font souffrir, en silence, et je dois vivre avec.

SPEED (Terminé) Tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant