Les derniers pions /2

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— Alors comme ça, vous partez demain ?

L'infecté laisse aller son regard sur les deux combattants. Impuissant, même plus capable de sortir de son lit, il ne peut rien faire pour les retenir. Et eux, ils vont encore risquer leur vie.

— C'est la dernière fois, Vrane, lui promet sa sœur en levant le menton. Fais pas cette tête d'enterrement. On va vite revenir, tu vas voir !

Ange hoche la tête pour confirmer ses dires.

— Notre plan est solide, assure-t-il au jeune homme.

Bien-entendu : une bonne partie est de sa part.

Vrane soupire. Plan solide ou pas, un combat reste un combat et la mort reste la mort. Il sait que sa sœur ne veut pas de ça. Glaëlle ne semble pas tant s'inquiéter, pourtant, remarque-t-il en fronçant les sourcils.

— Et puis tu sais, je suis forte, je l'ai battu la dernière fois, fanfaronne-t-elle en pointant le stratège du doigt.

Vrane se fend d'un sourire.

— J'espère qu'elle t'a envoyé à l'infirmerie au moins ! lance-t-il en direction d'Ange.

À chaque fois que sa jumelle revient de ses entraînements, elle est toujours couverte de blessures. Pourtant, ce n'est que contre ce gringalet qu'elle se bat. Si Vrane avait été en meilleure forme, il serait allé se battre lui-même contre ce Briseur aux cheveux blancs. Il l'aurait sans doute vaincu sans tout le mal que s'était donné sa sœur, pense-t-il. Enfin, ce qui compte, c'est qu'elle ait fini par lui mettre une raclée. Peu importe la difficulté, cela a dû la faire progresser.

Ange incline la tête.

— Nous allons vaincre Navinn, affirme-t-il. Votre sœur reviendra en un seul morceau, Vrane.

Son regard croise celui du jumeau en guise de promesse, puis il décide de se retirer.

— Je vous laisse entre vous, fait-il en écartant la toile de la tente pour passer. À la prochaine, Vrane. Prenez soin de vous.

Glaëlle hoche la tête pour le saluer, sachant que le stratège va rendre visite à Gunther avant de quitter l'infirmerie. Malgré ses airs de cracheur de glace, il s'attache beaucoup aux gens, a-t-elle compris.

Vrane baisse la tête.

— J'espère qu'il y aura une prochaine fois... gromelle-t-il une fois Ange sorti.

Son flanc est entièrement transformé en pierre désormais, tout comme la moitié de son bras droit. Bientôt, il ne pourra plus rester en vie sans installations plus importantes. Il n'a plus grand espoir de s'en sortir, ni même de passer les prochains jours, à vrai dire.

Sa sœur se retourne vers lui, le regard sévère.

— Bien sûr qu'il y aura une prochaine fois ! s'indigne-t-elle. Tu crois qu'on part risquer notre vie pour quoi, au juste ? On viendra te voir à notre retour.

Le jeune homme croise le regard de sa sœur.

— Tu n'as pas besoin d'y aller, tente-t-il de la raisonner. Ils se débrouilleront bien sans toi.

Son frère a toujours cherché à la protéger, Glaëlle lui en est reconnaissante. Il a sans doute raison à propos de cette bataille, et la jeune fille doit avouer qu'elle a déjà pensé à se défiler. Mais Ange s'est donné tant de mal pour l'entraîner qu'elle ne peut décemment pas s'y résoudre.

La rouquine serre les poings, son regard s'assombrit.

— Vrane... articule-t-elle. C'est vrai que ces dernières semaines, j'avais du mal à faire la part des choses. Je tiens beaucoup à la vie, mais je tiens beaucoup à toi, aussi. Tu te souviens des soucis qu'on a eu à cause de l'armée, quand on a quitté la maison ? Tu sais le nombre de contaminés que ces monstres ont déjà tués ? Ça me met en colère. Maintenant, il ne reste plus qu'une bataille pour les anéantir. Si les Briseurs échouent, vous mourrez tous. Plus qu'une seule bataille, tout va s'y jouer. On a besoin de combattants, je ne peux pas abandonner maintenant. Et puis en plus, avec mon entraînement, il y a de bonnes chances pour que je m'en sorte vivante.

Un doux sourire se dessine sur le visage de son frère.

— Alors si c'est comme ça que tu le vois... soupire-t-il.

La jeune fille ricane, bien que ce soit plus nerveux que sincère.

— Je reviendrai, promet-elle. Et à mon retour, je compte sur toi pour me féliciter !

☽☼☾

— Ça ne te fera rien, pas vrai ?

L'homme sursaute d'effroi. Cette voix si proche de son oreille, ce corps frêle qui s'agenouille près de lui, c'est pire que de côtoyer la mort elle-même.

— L'injection, développe le jeune dictateur en attrapant la main que le déserteur gardait serrée autour de l'entaille dans son bras, pour ne pas dévoiler sa peau encore blanche. Tu es immunisé, donc ça ne te fera rien.

L'homme ravale sa salive. Le regard rivé devant lui, il sent des gouttes de sueur perler sur son front. Navinn a percé son secret, s'affole-t-il. Lui qui pensait pouvoir échapper à son châtiment, c'est fini. Il écopera d'une punition encore pire que les autres.

Seulement, il ne peut pas s'y résoudre. L'image de sa fiancée refait surface dans son esprit, avec ses grands yeux bleus plus précieux que le ciel. Même si une partie de son visage est rongé par la pierre, c'est la plus belle de toutes, se souvient-il. C'est pour elle qu'il veut vivre, il doit la tirer d'affaire. Alors il tente le tout pour le tout :

— Navinn, souffle-t-il, surpris lui-même par son audace. Je vous en prie, ne me tuez pas tout de suite. Je dois sauver celle que j'aime avant.

Il doit tout essayer pour elle. Il n'a plus rien à perdre de toute façon, ces maudits Briseurs la lui ont déjà arrachée.

Le jeune dictateur fronce les sourcils, étonné que ce simple soldat trouve le courage de lui adresser la parole. Sans s'attarder plus longtemps sur son cas, il sort son pistolet de sa poche et entreprend de le recharger.

— Je vous en prie ! supplie l'homme, sentant sa fin approcher à grands pas. Elle a été enlevée par les Briseurs pour faire des tests sur sa maladie, je dois la sortir des mains de ces brutes à tout prix !

Des larmes perlent au coin de ses yeux. Énervé, Navinn manque de lui ficher une balle dans la tête pour sa bêtise. Qu'il est naïf, s'agace-t-il. Croit-il vraiment que la perte d'un être cher justifie tout ?

Mais une autre idée vient de germer dans son esprit.

Le garçon baisse la tête et se retourne vers l'homme, un air bienveillant naissant sur le visage.

— Je te comprends, chuchote-t-il en rabaissant son arme. Tu veux la sauver avant de mourir. C'est beau, l'amour...

Il repose la main de l'homme sur sa blessure, recouvrant soigneusement l'entaille qui ne grisonne toujours pas.

— Soigne bien ta plaie, lui conseille-t-il.

Navinn dodeline de la tête, un léger sourire plane sur ses lèvres à moitié cachées par la pénombre. La luminosité de l'entrepôt est très mauvaise, elle joue avec les ombres.

— Quand j'aurai gagné, on ira récupérer tous les prisonniers des Briseurs, lui promet-il. Ça te dirait que je te rende celle que tu aimes ?

Le soldat interprète sa proposition comme un miracle, un signe du ciel. Même le plus cruel des dictateurs est attendri par l'amour, s'émerveille-t-il. C'est trop beau pour être vrai. Il n'a jamais été aussi près de retrouver sa bien-aimée.

De son côté, le jeune dictateur doit s'empêcher de laisser apparaître son mépris. Le pouvoir de l'amour ? Il n'y accorde aucun crédit. En revanche, cet homme semble prêt à lui offrir un spectacle des plus divertissants.

— Je ferais tout pour vous ! jure-t-il.

Navinn approuve son serment.

— Je sais déjà quelle mission te confier. Tu t'en acquitteras pour moi et je verrai ce que je peux faire pour ta fiancée, c'est d'accord ?

L'homme acquiesce bien volontiers. Le garçon sourit de plus belle.

L'amour l'amusera toujours. Comme si cette pauvre contaminée avait la moindre petite chance de survivre s'il gagnait.

Coeur de pierreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant