Quand la raison ne vaut plus rien

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Le sol du bureau de Navinn est jonché de cadavres. Ils n'ont pas de noms, on ne voit plus rien de leurs visages. Leurs nez sont enfouis sous d'autres corps, reposant dans le sang noir qui abreuve le béton. Dans ce tas ensanglanté, seules les tenues peuvent encore servir à distinguer les soldats des Briseurs.

Les morts sont en majorité à déplorer du côté de l'armée. C'est normal, Navinn a privilégié le nombre à la qualité. Mais les Briseurs étant moins nombreux, eux aussi ont été durement touchés. Avec les combats déclenchés à l'extérieur par le reste des troupes pour ne rien faciliter, aucun renfort ne peut rappliquer d'aucun des deux côtés. Ils sont coincés.

Les soldats encore debout reprennent leur souffle. Armes baissées, une trêve silencieuse prend place. Ils sifflent comme s' ils avaient combattu en apnée, comme si cela faisait quelques minutes qu'ils n'avaient pas respiré. Après le combat, cette parenthèse hors du temps refermée, la vie semble pouvoir reprendre son cours. Le calme revient après la tempête, même si la vie ne reviendra jamais à la normale. Personne ne pourra oublier la tuerie qui vient d'avoir lieu, le meurtre est une genre de catastrophe qui s'imprime dans la chaire. Du moins, c'est ce dont Kia s'est toujours persuadée.

Les lèvres de la jeune fille tremblent, elle a le regard perdu dans le vide. Devant elle, Navinn repose au sol.

Il a posé un genoux à terre, regardant Solal avec une expression béate.
Le dictateur est l'un des plus épargnés par la bataille —ayant laissé ses soldats se sacrifier pour lui. Son large manteau qui traîne au sol n'est touché que de quelques taches de sang et son visage est presque vierge, immaculé malgré la poussière et les giclures.
Sur ses lèvres, de la même couleur que celles de sa sœur, Navinn vient alors faire trôner un grand sourire.

À son opposé, dos à la lumière, offrant un parfait contraste avec ses blessures ensanglantées dessinées sur son visage et sur ses bras, le chef des Briseurs lui fait face. Campé sur ses jambes, il ne sourit pas, lui. Il pointe son arme droit sur son petit ennemi. Mais cette fois, Solal ne tire pas sans réfléchir. Il n'en est plus capable.

Les épaules du chef des Briseurs se lèvent et s'abaissent au rythme de sa respiration qu'il tente tant bien que mal de poser. Il a tout donné pour pouvoir se tenir devant Navinn, il est essoufflé. Mais malgré la bataille, il est bien en vie. Mieux encore : il a gagné.

Solal tient la vie du dictateur à un doigt sur la gâchette, cet instant lui paraît si sacré qu'il n'ose pas le briser. À l'inverse, n'ayant pas pour habitude d'accorder trop de solennité aux évènements importants, le garçon ne se prive pas pour parler :

— Ah ! Bien joué, Solal !

Son ton aurait dû être joyeux mais il sonne creux, le garçon est habité d'une rage froide à peine dissimulée. Navinn n'est pas bon perdant. Il est de mauvaise constitution, il digère mal la défaite, surtout quand elle est de sa faute.

Un rayon de soleil couchant percute la rétine de Kia. La jeune fille cligne des yeux, éblouie. À son tour, elle sort de l'enivrement de la bataille pour se repencher sur la réalité. Le corps d'un soldat anonyme repose à ses pieds, c'est lui qui a tenté de la tuer dans la mêlée et c'est lui qui s'est pris une balle dans la tête de la part du dictateur pour l'en empêcher. Il était pour ce soldat, le dernier coup de feu.

Ainsi, Navinn a sauvé Kia. Puis, profitant de son inattention, Solal l'a mis en joug. Aussi simplement, le jeune dictateur s'est retrouvé vaincu.

L'unique faiblesse du garçon l'aura perdu par deux fois. Un démon qui foulait la Terre pour réaliser son but, décidé à tout donner pour aller jusqu'au bout, qu'importe le mal ou les interdits qu'il devait enfreindre, mis en déroute pour son seul point faible.

Perdu pour avoir osé aimer.

Cette puissance autre que la mort, que la maladie et que la violence. Cette dernière force qu'ils ont tous négligée depuis l'Attentat et qui n'a pourtant cessé de régir leurs actes et leurs pensées depuis le début. Elle qu'ils ont voulu oublier, mais qui est trop forte pour eux. Plus forte que la douleur, que l'infection, que la peur et que la mort. Celle qui fait à la fois les forces d'un homme et ses faiblesses : l'amour.

Kia laisse retomber ses bras le long de son corps. Elle soupire longuement, très longuement. L'air a un goût infecte, il pue le sang, s'étouffe-t-elle. Elle regarde autour, le spectacle macabre qui s'offre à elle.
Les blessés agonisent au sol, les morts sont piétinés. D'un côté il y a Glaëlle qui tremble, complètement shootée par l'adrénaline. Plus loin, Ange tient son épaule entaillée. Solal porte des mains trempées de sang, Isaac... a perdu un bras, et Navinn vit sans doute ses derniers instants. Kia retient son souffle. Elle les regarde encore, tous ces combattants sans coeur. Tous ceux qu'elle aime et qui ne seront plus jamais comme avant. Ceux qui souffrent, ceux qui meurent. Et alors, à qui imputer toutes ces horreurs ? se demande-t-elle. À une simple maladie ?

Non, qu'ils arrêtent de se mentir. Ce n'est pas la maladie qui a provoqué cette guerre, ce sont les humains, comprend Kia. Eux tous, avec leur foutue obsession de vouloir sauver le monde. Ils sont entêtés et ne savent se faire entendre que par le sang !

La jeune fille regarde au sol, les innombrables corps entassés dans la poussière. Il y a ses amis parmi eux. Des gens qui avaient des familles à sauver, des enfants à voir grandir. Ces gens qu'elle a mené à leur perte, dont elle a sacrifié la vie et les rêves. Réduits à des cadavres vides et sans identité, comme des mouches écrasées. Devant la mort et la maladie, est-ce toute la valeur d'une vie humaine ? se désole-t-elle.

Kia inspire un bon coup. C'est vrai, ce n'est pas la violence qui donne une importance aux cadavres, raisonne-t-elle : ce sont les gens qui les pleurent. Ce sont les survivants qui les font compter, ce sont ceux qui les aimaient.

L'étincelle se fait dans la tête de la jeune fille. Une cascade de chaleur l'inonde, une douce sensation se répand dans tout son corps. Elle regarde en elle, ce qu'elle est vraiment. Elle étudie ses membres, écoute le sang qui parcourt ses veines. Elle contemple cette symphonie de vivant à laquelle elle a encore la chance de pouvoir assister, enlacée dans un cocon auquel elle ne pensait plus, mais qui n'a pourtant jamais cessé de la porter.

Tous, quel que soit leur camp ou leurs folies, ils ont tous quelque chose en commun, comprend-elle : ils sont des humains. Et un humain, ce n'est plus bien raisonnable quand ça aime.

C'est ce qui immobilisait Kia. Toutes ces questions, ces erreurs, ces tourments, causés parce qu'elle n'a jamais cessé d'aimer et de vouloir le meilleur pour chacun. Elle s'est égarée parce qu'elle ne savait plus ce qui était bien, ce qui devait être fait pour leur bonheur. Mais la raison ne suit plus, Kia s'en rend désormais compte. Tous ces visages ensanglantés qui ne savent que s'entredéchirer, elle ne peut faire autre chose que de les aimer, tous autant qu'ils soient. Elle a rit à cause d'eux, elle a mal à cause d'eux. Des larmes coulent sur ses joues. Elle en a assez, cela fait un an qu'ils ne font plus que souffrir !

La jeune fille soupire profondément.

Solal, Navinn, Ange, Isaac, Gunther. Glaëlle, Vrane, et puis tous les autres. Luttez pour ce que vous voulez, peu importe votre combat, leur avoue-t-elle. Peu importent vos erreurs, vos peurs, et peu importe qui vous voulez encore tuer. Au fond, de tout ce que vous faites, il n'y a rien qui soit tout à fait bon ou mauvais. Vous n'êtes que des humains. Et un humain, ça se bat pour ce qu'il aime.

L'amour n'a pas de bord, c'est juste un guide. Alors pardonnez-la si c'est la mauvaise décision, mais Kia aussi veut écouter son cœur. Il n'y a que lui qui puisse trancher, a-t-elle compris.

Les membres de la jeune fille se rappellent à elle. Elle lève sa main gantée à ses yeux pour essuyer des larmes teintées de soleil. Kia regarde une dernière fois tous ceux qu'elle aime. Avec leurs espoirs et leurs désillusions, tous ceux qui souffrent et qu'elle veut sortir d'affaire. Puis elle se retourne, filant dans les couloirs en courant plus vite qu'elle n'a jamais couru.

Elle n'a toujours pas compris comment bien sauver le monde. De toute façon, qui est-elle, pour bien sauver le monde ? Elle n'est pas un dieu, elle n'a pas la bonne réponse. Mais Solal, Navinn, Isaac, Gunther, Ange, Glaëlle, Vrane... tous les Briseurs, et même tous les soldats de l'armée. Kia les aime, elle les aime du plus profond de son cœur. Alors c'est décidé, elle ne veut plus les voir souffrir !

Coeur de pierreWhere stories live. Discover now