Quelques nuages /1

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Chez les Briseurs, c'est la fête tous les soirs. Quand la nuit tombe, on allume un poste de musique dans la salle commune, ou bien quelques musiciens se mettent parfois à jouer. On transforme les anciens meubles de cuisine en tables pour se passer les verres d'alcool et des friandises. On boit, on chante, on danse, comme pour se préserver de la misère au dehors. Il y a de la lumière et des personnes à qui parler à toute heure. Il n'y a pas de nuit, au quartier général.

Des contributeurs amènent des provisions dans la journée, gérées par les infirmiers qui restent tout le temps à la base. D'un point de vue alimentaire comme matériel, les Briseurs ne manquent jamais de rien.

Il y a une télévision et une radio dans la salle commune, allumées la journée et les soirs d'attaques pour tenir informer les curieux de la situation du monde. La nuit, elles restent éteintes, comme une volonté d'oublier ce qui fâche. Les soirées n'appartiennent qu'à la fête.

Quand Glaëlle a croisé Isaac en rentrant de sa discussion avec Ange, il lui a proposé de venir avec lui pour la soirée. La jeune fille a passé ses quelques nuits chez les Briseurs à récupérer de sa fatigue, trop contente de pouvoir enfin dormir en sécurité, et n'est donc jamais sortie de sa chambre le soir. Mais, s'étant reposée plus que nécessaire ces derniers jours, elle n'a pas eu d'excuse pour refuser l'invitation du Briseur. Sans compter qu'elle ne demande qu'à sortir la tête de ses ennuis, une soirée ne sera donc pas de refus.

Elle rajuste les plis de sa robe, se regardant dans le miroir. La lumière de la lune pénètre sa petite chambre de part la fenêtre qu'elle a finalement ouverte, après un jour d'obscurité. Elle porte une robe de Kia. N'en ayant gardé aucune de son ancienne vie et la lieutenant étant la seule connaissance féminine qu'elle compte à la base, c'est donc chez elle qu'elle est venue chercher de l'aide. Isaac l'a invitée en soirée, alors elle tenait à bien s'habiller. Kia n'a rien trouvé à y redire et lui a volontiers prêté une de ses tenues.

Glaëlle passe une main sur son visage. Le combat de jour et la fête la nuit, songe-t-elle. Si on lui avait dit il y a un an que cela deviendrait son rythme de vie, elle n'y aurait pas cru. Mais à vrai dire, elle n'aurait pas non plus cru approcher la mort de si près dans l'année. Glaëlle se rend compte qu'elle était bien ignorante, il y a un an.

Elle sort de sa chambre et ferme la porte à clé. Les Briseurs non infectés ont la chance d'avoir une chambre privée, pour éviter les risques de contagion. Pour l'égalité, cela concerne aussi les immunisés. Bien que petites, installées dans des salles de classe découpées et cimentées à la vas-vite, ces chambres sont très agréables à vivre. Ce sont comme de petites maisons dans ce monde où plus rien n'appartient à personne.

Glaëlle gagne la salle commune et remarque en se mordant la joue que l'ambiance n'est pas du tout au raffinement. Sa tenue dénote. Des Briseurs braillent attablés au bar, d'autres dansent maladroitement dans la lumière jaune d'un spot en hauteur. Un percussionniste, un chanteur et un guitariste s'occupent de la musique, pour rendre une mélodie brutale et saccadée. La jeune fille se sent mal à l'aise en remarquant que personne n'a pris la peine de se changer : elle réalise qu'elle en a trop fait.

— Mais qui voilà ! s'exclame une voix enjouée dans son dos.

On la frappe à l'épaule. Surprise, Glaëlle se retourne et manque d'envoyer un coup dans la figure de son agresseur, qui n'est autre qu'Isaac. Elle retient aussitôt son poing.

— Bonsoir, bredouille-t-elle, remarquant, non sans une pointe de regret, que lui non plus ne s'est pas apprêté.

L'homme l'avise d'un regard amusé.

— Qu'est-ce que tu es mignonne, la taquine-t-il. Tu fêtes une grande occasion ?

La jeune fille s'empourpre. Elle secoue la tête, n'ayant rien pour se justifier.

— Je vais être obligé de t'emmener danser, alors ! rebondit le tireur.

Glaëlle manque de respirer. L'emmener danser ? se répète-t-elle. Quelle bonne idée ! Seulement, à un détail près :

— Je ne sais pas dan... tente-t-elle de l'avertir.

Trop tard, Isaac l'entraîne déjà sur la piste de danse. Il tape des pieds au sol, lui attrape les bras et s'amuse à les secouer. Raide comme un piquet, Glaëlle ne comprend pas quoi faire.

—T'inquiètes pas, lui glisse-t-il à l'oreille, assez fort pour se faire entendre malgré le martèlement de la batterie. Ici, personne ne sait danser.

La rouquine finit par pouffer. Elle lance un regard à la ronde et en effet, personne ne se débrouille mieux qu'Isaac. Pourtant, à gesticuler sans se soucier de leur dignité, les danseurs semblent vraiment bien s'amuser. Elle décide alors de se prendre au jeu et accompagne son cavalier, se callant sur la musique et oubliant qu'elle doit être tout à fait ridicule.

Elle ne saurait dire combien de temps elle passe à danser, ou combien de verres elle ingurgite. Elle ne fait attention ni à sa consommation, ni à toutes les personnes qui bruissent autour d'elle. Elle s'enivre de l'oubli, passant sur ses ennuis le voile de l'alcool et de la danse. Elle oublie la peur et la mort, envolée dans un autre monde où plus rien de ça n'a cours.

Live participe à la soirée, amenant sa bonne humeur et des comptines plus délirantes les unes que les autres. Ange fait son apparition plus tard dans la soirée. Plus là pour discuter avec des amis de Gunther que pour réellement s'amuser, Glaëlle et Isaac parviennent tout de même à lui arracher une danse. Ce n'est pas la première fois qu'il vient, apprend la rouquine. Une autre vie se dessine à la faveur de la nuit.

C'est ensuite Solal qui leur fait le plaisir de les rejoindre. Il vient seul, Kia restant chez Navinn pour la soirée. Il s'amuse avec ses hommes, sans doute pour oublier son inquiétude et pour combler sa solitude. Au passage, il complimente Glaëlle sur sa tenue, laissant échapper une larme du coin de l'œil après avoir trop bu.

Les plus forts, ceux qui ne craignent pas la mort. Ceux qui n'ont pas peur et qui gardent la tête haute même malgré les épreuves. Glaëlle n'est pas à leur hauteur. Mais ce soir, il n'est plus question de les séparer. Ensemble, ils fuient leur tristesse et leurs soucis. Eux aussi, ils ont le droit de décompresser.

Il faut un temps pour être fort et un temps pour s'amuser. Et Glaëlle ne s'est jamais sentie aussi bien depuis une longue année.

Coeur de pierreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant