Ce qu'il faut faire

43 10 22
                                    

— Tu aimes bien être détesté ?

Kia n'y va pas par quatre chemins, elle en a assez de perdre son temps. Aussitôt Solal l'a-t-il autorisée à partir, aussitôt l'a-t-elle fait. Au matin, elle était déjà chez Navinn.

Le garçon l'a accueillie à bras ouverts, comme à son habitude. Il est ravi de la revoir, elle suppose donc qu'elle est dans de bonnes dispositions pour pouvoir lui répondre.

— Je ne sais pas si on peut dire que j'aime bien ça, admet-il en versant lui-même du thé dans leurs tasses.

Dès son arrivée, Kia a posé ses conditions : qu'elle puisse aller le voir et repartir sans être retenue et que personne d'autre qu'eux deux ne soit présent dans la pièce lorsqu'ils discutent. Elle ne tient pas à avoir d'autres morts sur la conscience. Aussi incroyable que ce puisse être, Navinn s'y est conformé. Il doit vraiment tenir à elle, pour se laisser imposer des choses, a-t-elle songé. Ça l'a rassurée.

— C'est juste que...

— Pourtant, c'est ce qui arrive, raille la jeune fille.

Elle tend les mains pour attraper sa tasse. Le garçon serre plus fort la poignée de sa théière.

— Je n'avais pas fini, s'énerve-t-il.

La jeune fille sait que Navinn déteste qu'on lui coupe la parole. C'est donc la plus sûre méthode pour qu'il l'écoute.

Le garçon ne veut pas se fâcher avec Kia pour si peu, aussi souffle-t-il un bon coup pour se calmer. Il a grandi, observe-t-elle.

— Ce n'est pas être détesté par les autres que j'aime bien, répète-t-il. C'est les contrôler. Mes méthodes sont violentes, mais en attendant, mon armée m'obéit au doigt et à l'œil. Ce sont mes soldats, je les utilise comme je veux.

Le ton ferme qu'il emploie sort de l'habituel. Normalement, Navinn joue le petit garçon innocent. Mais cette fois, il parle en vrai stratège. Kia ne saurait dire si c'est plus effrayant, au moins arrive-t-elle à mieux le cerner.

— Et ça suffit à te rendre heureux ?

Le garçon repose sa tasse sur la table basse, attrapant un biscuit pour le découper en morceaux. Kia reconnaît cette manie, l'enfant qu'il était jouait toujours avec n'importe quoi quand quelque chose l'ennuyait.

— "Heureux" n'est pas le mot.

La jeune fille fronce les sourcils.

— Quel est le mot, alors ? s'enquit-elle. Qu'est ce que tu peux chercher à les contrôler ? La satisfaction, la tranquillité ? Ça revient au même.

Le garçon la regarde dans les yeux, las de la voir tenter de lui faire la leçon.

— Oui, je sais, et c'est pour ça que ça n'a rien à voir avec le bonheur, balaye-t-il en coupant son biscuit d'un coup sec. Je ne serai jamais ni tranquille, ni satisfait, ni quoique ce soit de ce genre. Et je n'y tiens pas.

— Ah ? relève la jeune fille.

Il n'y tient pas ? s'interroge-t-elle. Mais alors à quoi peut-il tenir d'autre ?

— Pourquoi le fais-tu si tu n'aimes pas, alors ? s'enquit-elle. À quoi ça te sert de nous faire souffrir ?

Son explication ne tient pas la route, décrète-t-elle. Est-il mauvais au point de maltraiter les autres sans but ?

— Parce que c'est quelque chose à faire, répond le garçon en engloutissant la moitié de son biscuit. Ch'est pas grave chi j'aime pas. Le devoir pache avant. Je me fiche du bonheur.

Il déglutit et sourit, insouciant, comme si ce n'étaient pas des paroles terribles qu'il venait de prononcer. Kia reste bouche bée.

— Pardon ?

Navinn coupe à nouveau le biscuit en deux puis en avale un autre bout, s'expliquant :

— Je ne cherche pas à être heureux, répète-t-il en exagérant son articulation. Ce n'est pas mon objectif, pas mon but, pas mon ambition...

La jeune fille le regarde avec de gros yeux, interdite. Bien-sûr, depuis l'Attentat, personne ne songe vraiment à être heureux. Tous essayent plutôt de survivre, seuls les plus chanceux ont le temps de penser au bonheur. Mais Navinn fait partie de ces chanceux, il a tout pour y arriver. Alors pourquoi affirmer de telles idioties ?

— Mais qu'est-ce que tu inventes encore ? s'indigne-t-elle.

Ce serait de là que vient toute la cruauté de Navinn ? se demande Kia. Une tendance dépressive ?

— J'invente rien, il y a autre chose de plus important, lui explique le garçon. Être heureux, c'est savoir apprécier ce qu'on a, non ? Donc vouloir quelque chose, ce n'est pas vraiment être heureux.

Kia fronce les sourcils, de plus en plus intriguée. Ce petit garçon de douze ans est-il vraiment en train de lui faire un cours de philosophie ?

Navinn donne l'impression de parler pour lui-même, il se fiche de sa réaction. Il ne lève pas les yeux de ses mains, toujours occupé à se débattre avec les quelques miettes de biscuit qu'il lui restent.

— Et moi, je veux quelque chose, poursuit-il. Je veux mener à bien mon projet. Alors je ne peux pas être heureux, pas vrai ?

La jeune fille refuse ses explications, elle ne veut pas lui accorder de crédit. Chaque humain cherche à être heureux. C'est la base de toute chose : fuir la douleur et chercher le plaisir. Ce n'est pas un gamin qui réinventera le monde.

Elle serre les poings, ne cherchant pas à le comprendre. Ce n'est pas parce qu'il n'arrive pas à être heureux qu'il doit inventer ce genre d'excuses ! rage-t-elle.

— Mener à bien ton projet, répète-t-elle d'un ton ironique. Et c'est quoi, ce projet ?

— C'est le même que le tien, lui répond très sérieusement le garçon. Je veux sauver le monde.

Malheureusement, Kia ne peut pas le contredire. Elle a déjà eu cette discussion avec lui, il a sa propre manière de voir les choses.

— Tu fais souffrir les gens, Navinn, soupire-t-elle.

— C'est nécessaire de souffrir, parfois.

Kia serre les dents. Il est égoïste et obstiné. Elle doit lui prouver qu'il a tort, qu'il ne va pas dans la bonne direction.

— Leur as-tu seulement demandé s'ils le voulaient ? cherche-t-elle à lui faire comprendre. Moi, même sans les approuver, je peux comprendre tes méthodes. Mais c'est parce que tu m'en as parlé. C'est loin d'être le cas de tout le monde. À t'obstiner comme tu le fais, tu ne vas faire que t'attirer leur colère. Ils te détestent, tu ne peux pas le laisser faire. Explique-toi au moins, trouvons une solution ensemble !

Abandonnant son entreprise et fourrant les dernières miettes de son gâteau dans sa bouche, Navinn se penche en avant, mains sur les genoux.

— Et tu veux que je leur dise quoi ? demande-t-il en regardant Kia dans les yeux. Excusez moi de vous tuer, vous et tous vos proches, mais c'est nécessaire. Aimez moi !

Il singe son discours comme un gamin, n'y mettant aucune bonne volonté.

— Tu crois qu'ils comprendraient ? Ce serait long, inutile, ça me ferait perdre toute ma crédibilité et ça me ralentirait. Non, c'est mieux de ne rien dire. Parfois les Hommes n'ont pas besoin de comprendre. Subir, ça les préserve de beaucoup de choses.

Kia retient un rire nerveux. C'est ça qu'il pense ? se désole-t-elle. Que ce serait une perte de temps de leur faire comprendre ? Il préfère sacrifier son image au lieu d'apaiser les tensions, juste parce que c'est plus efficace. Navinn considère les Hommes comme du bétail, il ne cherche pas à leur expliquer ses décisions suprêmes. C'est un imbécile.

Il est pressé de faire ce qu'il veut et, par conséquent, il ne se soucie pas des autres. Il ne considère pas le prix qu'il leur fait payer, il veut seulement arriver à ses fins. Décidément, s'énerve Kia. Même s'il tient des positions fermes et un pays entre ses mains, il reste juste un gosse !

Coeur de pierreWhere stories live. Discover now