Chapitre 5.3

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 Après lui avoir trouvé une paire de lunettes de soleil bon marché, Gigi emmène Lavande dans une petite boutique de friperies. Mille vêtements de seconde main s'échappent des portants, des commodes, des caisses de savons et de corbeilles à fruits, un méli-mélo coloré et rassurant pour Gigi qui n'a jamais osé poster de photos de l'endroit, de peur d'être démasquée ou, en tout cas, localisée.

– On peut faire de super affaires, ici !

Gigi se sent portée par une euphorie qu'elle n'avait jamais vraiment laisser sortir. Avec sa mère, les magasins étaient plutôt un moment laborieux. Virginie voulait bien faire, mais Gigi n'osait jamais lui dire les tenues qu'elle préférait. Et sa mère la considérait toujours si jeune que ses propositions n'auraient plu qu'à des filles d'école primaire, agitant des T-shirts ou pulls flanqués de couleurs vives et mentionnant des héros pour enfants. Voilà bien deux ans qu'elle n'avait pas partagé de moment shopping. Sauf que là, c'était différent.

– Je te fais rire, encore ? demande Lavande en remarquant la fossette guillerette de Gigi.

– Non, rien. C'est quoi ?

Lavande déplie un haut de mousseline plissée.

– Oh, bon choix ! Tu devrais l'essayer !

Elle retire son T-shirt. La boutiquière s'approche, faisant vibrer son chignon penché.

– Mademoiselle, pour les essayages, c'est dans la cabine ! montre-t-elle de l'index.

Gigi l'accompagne et referme le rideau. Quand Lavande en ressort, c'est une évidence:

– Ce gris s'accorde parfaitement avec tes cheveux ! Vas-y, je te l'offre !

– Mais, et toi ? Trouve aussi quelque chose qui te fait plaisir.

Gigi fronce le nez.

– Je ne sais pas trop.

– Mais si, je vais t'aider !

Elles farfouillent dans les fripes. D'autres clients entrent et sollicitent la boutiquière. Alors Lavande en profite pour faire essayer des châles et des vestes à Gigi, sans avoir à repasser par la case « cabine d'essayage sale ».

– Moi, j'aime bien celui-là !

Voilà plusieurs minutes qu'elle avait repéré ce béret vert à carreaux.

– Ce n'est pas un peu too much ? Je n'ai pas une tête à chapeau...

– Mais non, j'adore ce style sur toi. Attends, libère un peu tes cheveux. Voilà. Non, je t'assure, ça te va trop bien. Enfin, ce n'est pas forcément assorti à ton sweat, et il fait un peu chaud pour le porter aujourd'hui, mais... attends, la question est : est-ce qu'il te plaît ?

– Oui !

– Bah, alors ?

Gigi sait ce qui l'ennuie. Ce n'est pas le genre d'accessoire qui lui permettrait de se fondre dans la masse. Mais d'un côté, la confiance qui émane de Lavande la porte.

– Bon, oui. Oui, tu as raison.

Gigi s'admire dans le miroir posé sur une machine à coudre hors d'usage. Son visage s'éclaire, encadré par ses mèches châtaigne.

– Allez, on passe en caisse !

– Génial !

Lavande pose spontanément un baiser sur sa joue et s'en va déposer leurs emplettes.

– Eh bien, dit la boutiquière, ça fait plaisir de voir cette bonne humeur !

Finalement, songe Gigi, c'est pas si mal d'avoir, pour la première fois, une vraie amie, sans aucune méchanceté, avec qui faire du shopping.

***

– Les filles, on éteint bientôt les lumières, hein !

Virginie a passé sa tête dans l'entrebâillement de la porte.

– Mais oui, maman ! répond Gigi en se rapprochant pour la refermer.

– Tu comptes virer ta propre mère ? Dis, je vous entends glousser d'en-bas. C'est super !

– C'est que, je lui apprends des mots français et c'est drôle.

– Oh, mais c'est nouveau ?

Virginie montre le béret que Gigi a posé sur la banquette au pied de son lit.

– Oui, tu savais qu'on allait faire les boutiques. Allez, maman, bisous, bonne nuit !

Gigi referme la porte de sa chambre et entend sa mère maugréer, dans les escaliers, un « faites des gosses ! », « aucune reconnaissance ! ».

– Gigi ?

– Oui, tu peux me brosser les cheveux ?

– Euh, d'accord.

Elle sort un gros peigne en bois de sa coiffeuse puis s'agenouille derrière elle.

– Tu me dis si je te fais mal.

– Non, comme ça, c'est parfait.

– C'est drôle.

– Pourquoi ?

– J'adorais quand ma mère me brossait les cheveux.

– Elle ne le fait plus?

– Non.

– Pourquoi ?

– C'est comme ça. Je le fais moi-même. Enfin, c'est vrai que n'est pas pareil.

– Tu n'as qu'à lui demander.

– Non... Je ne suis plus une petite fille, tu sais ?

– Et moi, alors ?

– C'est... compliqué.

– Ah.

– Mais t'as raison, c'est agréable. Et on a tous le droit de se faire chouchouter.

Elle passe sa main dans ses cheveux. Ils sont aussi doux que le duvet d'un poussin. Un poussin tout droit sorti d'un livre de Lewis Carroll.

– Merci.

Lavande noue une tresse à la va-vite et se glisse sous la couette. Gigi regagne son lit et rembourre son oreiller avant d'y plonger sa tête. Elle soupire, comme pour évacuer les tensions.

– Quelle journée ! surenchérit Lavande.

Gigi est touchée par cet avatar devenu chair.

– Tu vois, c'était pas si mal.

– On pourrait faire ça tous les jours.

– Attends de voir d'autres choses. On se lasse des magasins, tu verras. Mais, oui... on pourrait remettre ça.

– Oh, j'espère que ma vie sera formidable !

Gigi sent un pincement. Lavande vit au jour le jour, mais il faut bien trouver un moyen de la renvoyer d'où elle vient, quel que soit cet endroit. Il le faut, mais, elle sent déjà qu'elle y est attachée.

Gigi pense à cette journée simple, les choses semblaient faciles. Sortir sans craindre le monde, faire les boutiques, manger une glace, profiter de moments partagés en oubliant l'incident de l'année passée, et sans se soucier de son activité sur les réseaux sociaux.

Lavande doit également refaire le film du jour, notamment la visite du parc, lorsqu'elle constate à haute voix, alors que la chambre est plongée dans le noir que seul la lumière du radio-réveil tente de percer :

– Mais du coup, Gigi, tous les oiseaux ne sont pas bleus ?

Démente NarcisseWhere stories live. Discover now