Chapitre 6.2

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 Au seuil de l'entrée, Gigi est accueillie par l'odeur d'un poulet rôti.

– Ah bah enfin ! Je me demandais où tu étais. Lavande n'a pas su me dire. Tu ne m'as toujours pas affiché ton emploi du temps sur le frigo. Je ne comprends rien, pourquoi tu ne restes pas avec elle ? Elle n'est pas censée suivre tes cours.

– Bonjour, Virginie.

– Oh, puis arrête de m'appeler comme ça !

– Ce n'est pas ton prénom ? On m'aurait menti ?

Sa mère hausse les sourcils et ouvre la porte du four. Une brume de laurier et de thym se faufile jusqu'à ses narines.

– Je t'ai dit que Lavande avait moins de cours que nous. Si tu n'avais pas remarqué, elle parle trois mots de français.

– Ce n'est pas le but, ce programme d'échange : l'immerger dans la langue ?

– Ce n'est pas un glaçon.

– De l'esprit, toujours de l'esprit. Je peux jouer aussi. Et toi, t'es pas un glaçon, là avec Bryan.

– Roh, tu m'énerves !

Gigi agrippe Paulo, le macchabée de plastique, et court dans les escaliers.

– Oh, non, ton manteau, range-le ! Il traîne sur la balustrade ça m'exaspère. Et c'est quoi, ça ? Tu nous a dégoté quoi ?

– C'est pour le cours de sciences, dit-elle en refermant la porte de sa chambre.

Lavande se retourne, levant les yeux de l'ordinateur, écouteurs posés sur les oreilles.

– Le monde est parfois, étrange, conclut-elle.

– Il ne suffit pas d'un monde, une Virginie suffit.

– Cette phrase m'inspire deux choses : tu fais de l'humour et on dirait un titre de films avec James Bond.

– Tu t'améliores, on dirait. Bon, tant que j'y pense : Lavande, nouvelle mise au point : si tu recroises Bryan, tu fais la folle.

– Tu continues de faire de l'humour, ou c'est un code ? La folie que j'ai découvert chez les humains ne m'inspire pas.

Gigi lui explique rapidement l'alibi qu'elle a trouvé auprès de son voisin avec l'épisode de la boîte aux lettres.

– Une pièce de théâtre. Bon. Tout ça pour une boîte aux lettres. Et, en parlant de ça, je me demandais, où est le bouton pour envoyer le courrier ?

– Il n'y a pas de bouton. Quelqu'un vient le récupérer ou le déposer, on l'appelle le facteur.

– Quelle drôle d'idée...

– Donc, si tu commences à t'instruire avec les films, je te conseille de la jouer fille terrible de The Grudge si tu le recroises.

Lavande a déjà tapé le mot dans la barre de recherche. Elle considère la vision échevelée puis lance un :

– Tu fais de l'humour, là.

– Quand je disais que tu t'améliores.

Gigi déplace Paulo près de son bureau et jette son sac de cours sur son lit.

– Alors, c'est ça, tes devoirs ? Je ne pensais pas que ça prenait autant de place.

Gigi la regarde en souriant.

– Tout progrès atteint ses limites... C'est Paulo, enfin, il n'a pas de nom, mais c'est comme ça qu'on l'a baptisé avec Bryan.

– Vous êtes ses parents ?

– Hein ?

– J'ai lu que les parents choisissaient le prénom de leur enfant. Je ne crois pas que Paulo soit votre enfant. Mais...

– Non, mais, tu t'embrouilles là ! Justement Paulo va nous aider. Tiens, d'ailleurs, as-tu un nombril ?

Gigi relève son T-shirt et expose le sien.

– Ouh, qu'est-ce que c'est que ça ? Ça fait mal ?

La grimace de Lavande soulève, malgré elle, sa narine gauche.

– Mais non, ça sert à... Je vais te filer la démo de SVT sur la reproduction. Mais alors, tu n'en as pas. Enfin, c'est normal...

Lavande découvre aussi son ventre. Il semble fait de satin, est parfaitement lisse, sans aucune aspérité au niveau du cordon ombilical, qu'elle n'a jamais eu.

– C'est si étrange. Bon, viens là !

Elle tapote la couverture et rapproche le sujet d'étude à roulettes. Lavande s'assoit et écarquille les yeux, prête à écouter. Gigi croît y apercevoir des étoiles, mais l'effet ne dure qu'un instant.

– Ce mannequin est pratique. Il ressemble à un homme mais si tu ouvres le buste, tous les organes se dévoilent, puis si tu les enlèves, tu aperçois les vaisseaux, puis le squelette.

– Ça n'a pas l'air beau tout ça.

– Tu m'as bien dit que tu avais lu Shakespeare ?

– Oui.

– Et alors, le cœur n'est-il pas le plus beau des organes ?

– Les humains ont un cœur ? Oh, mais c'est si mignon !

Gigi ôte le volet de plastique qui dissimule la réplique des organes et sort le cœur.

– C'est quoi ce truc horrible ? Mais non ! C'est ça, un cœur !

Lavande se lève et, sur sa tablette, en esquisse un au feutre rouge. Exactement le même utilisé sur les réseaux sociaux sur lequel on peut cliquer pour faire savoir ce que l'on aime.

– Mais non, un vrai cœur humain, qui bat et fait circuler ton sang. Regarde, on voit l'aorte, ça amène le sang dans le corps, car le cœur fonctionne comme une pompe.

En complément, elle lui montre une courte vidéo scientifique sur Youtube.

– Bah c'est très moche ! On dirait... on dirait... cette vieille chaussette en boule !

Elle lui montre la paire dont Gigi s'est débarrassée au pied du lit.

– Le cœur que tu connais c'est un symbole. Je vais t'expliquer.

***

Les conversations entre Lavande et les parents de Gigi sont toujours les mêmes : très limitées. L'adolescente, qui pour rappel est échappée d'un smartphone, lance à peu près les mêmes phrases : « It's excellent, Virginaïe », pourtant Gigi lui a bien précisé qu'une anglaise devait le prononcer comme en Français, ou « No, thank you. I'm not hungry ». Et eux répondent par des « Okay », « Good », « You're beautiful ». Alors, un repas sur deux, ils laissent les filles tranquilles, pendant qu'ils se racontent leur journée dans le salon, conversation dont le peu de détails que Gigi entend lui fait dire qu'elles semblent bien assommantes. Mais ce dîner poulet-rôti-potatoes donne l'occasion à Virginie d'unifier la troupe :

– Les filles, que diriez-vous d'une sortie, ce week-end ? Gigi, on pourrait montrer la capitale à Lavande.

Elle se lève pour récupérer la bouteille de ketchup.

– Ah, maman, je pensais plutôt lui montrer la ville. Puis des potes nous ont invité aussi.

Virginie bugue devant la porte du frigo puis se retourne :

– Ah, oui ? Qui ça ?

– Zina.

– Bien, c'est... super.

– Peut être le week-end prochain ?

– Mais oui, pourquoi pas ! Bon, alors, finissez votre assiette ! Nous irons ensuite faire un bowling entre filles !

Démente NarcisseWhere stories live. Discover now