Chapitre 14.1

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 Dans le couloir aux abords du self, personne parmi le flot incessant ne prête particulièrement attention aux trois adolescentes assises par terre. Adossée contre le mur, Zina regarde tour à tour Lavande et Gigi, comme si c'était deux allumées échappées de l'asile de Gotham City.

– Mais... Mais... Mais... Donc Lavande est... ?

– Mon avatar numérique, je te dis ! Tu doutes encore après tout ce que je t'ai raconté ?

Zina hausse exagérément les épaules, laissant ses mains en l'air :

– Mais regarde autour de toi ! T'en connais beaucoup, toi, des avatars qui sortent des téléphones pour se promener dans la rue ?

Ses bracelets tintent en rythme, alors qu'elle s'agite et le rimmel noir intensifie son regard profond. Elle ne lâche plus Lavande des yeux.

– Tu sais, j'ai cru que je rêvais au début. Ensuite, que j'étais folle...

– Eh comment ! Je me suis pincée plusieurs fois, ce n'est pas un rêve !

Zina se frotte l'avant-bras.

– Mais je risque de finir cinglée quand même ! Gelée du ciboulot !

– Gelée de ciboulette ! s'esclaffe Lavande.

Elle ramène ses jambes vers elle, manquant le mur et se retrouvant le dos au sol. Sa chevelure s'étale en couverture améthyste sur le lino tandis qu'elle rit. Quelques élèves la regardent en passant.

– Lavande ? s'inquiète Gigi.

La jeune adolescente se ressaisit et s'assoit.

– Pardon, vous me faites rire. Pourquoi vous êtes si sérieuses ?

– Lavande, plus tu restes, plus nous prenons de risques... se désole Gigi qui préférerait poursuivre sa vie avec elle, comme si de rien n'était.

Machinalement, elle retire sa chevelure coincée entre son dos et sa veste verte, la libérant en cascade.

– Dans notre monde, c'est comme ça. Faut trouver des solutions quand il y a des problèmes. Tu n'es pas du tout adaptée à nos mœurs, explique Zina en replaçant ses mèches sombres derrière ses oreilles.

– Des morses ? Quel rapport avec les morses ?

– Hein ? Non, pas l'animal ! Des mœurs, dans le sens « coutumes » ou « traditions ». Tu n'as rien appris comme nous et... tu n'as... tu n'as...

Gigi n'ose pas finir cette phrase qui, s'apprêtant à être énoncée, lui semble terrible.

– Je n'ai pas de famille... devine Lavande.

Elle reste songeuse. Gigi ne sait dire si c'est de la réflexion ou de la mélancolie. C'est différent de la fois où elle l'a vue pleurer dans le parc, alors qu'elle se raccrochait à un souvenir d'une publication Instagram.

– Tu sais ce qu'est une famille ? demande alors Zina, étonnée.

– Gigi, son père et Virginie, par exemple. Ça, c'est une famille.

– Elle a appris tellement de trucs, si tu savais ! Une vraie machine de guerre ! Lavande lit et retient les choses en un éclair. Tu ne trouves pas qu'elle a fait des progrès ?

Zina se perd dans ses souvenirs.

– C'est vrai qu'au début, tu avais l'air un peu – désolée ce n'est pas méchant – mais j'ai pensé que tu avais certaines réactions qu'on pourrait attribuer à une forme d'autisme.

Gigi sourit :

– Zina, l'art de la délicatesse.

Lavande se lève et les deux adolescentes la suivent.

– J'ai envie de marcher sur la pelouse.

Elles sortent du hall du lycée. Dehors, il fait encore beau et le vent n'est pas si froid. Pourtant, Lavande a resserré son col. Elles foulent le terrain de verdure.

– Mais... et toi, Lavande ? Qu'est-ce que ça te fait, tout ça ?

Gigi trouve la question de Zina pertinente. Elle s'en veut de ne pas avoir reposer la question à son étonnante amie.

– Euh... et bien, je peux me sentir en reniflant par le nez, si j'ai bien tout compris, répond Lavande.

– Mais non, dans le sens, que ressens-tu ? Ou qu'as-tu ressenti au fond de toi ? C'est perturbant... Tu n'existes dans le monde réel que depuis quelques semaines.

– Je me sens bien, je crois. Mais les choses se compliquent avec le temps.

– Bienvenue sur la planète Terre !

Zina l'observe, attendrie.

– Tu es fascinante.

Lavande lui répond par un sourire. Zina semble alors réaliser.

– C'est vrai que ça explique beaucoup de mes impressions, lorsque Gigi t'a présenté à nous. Ton caractère, ton grain de malice, ton côté je-me-fiche des autres, et ton teint de poupée de porcelaine. Oh, là, là, cette dinguerie ! Ma pauvre, comment allez-vous faire ? C'est quand même triste, non ?

– J'avoue que je m'efforce de ne pas trop y penser. Mais... ça va être de plus en plus dur au fur et à mesure du temps qui passe. Les risques sont plus grands, je suis quasiment certaine que les soupçons de ma mère vont s'éveiller si Lavande s'éternise dans notre monde. Elle contactera le lycée. Aucun étudiant ne reste plus de deux ou trois semaines en voyage d'étude.

– C'est dommage, si tu avais pensé à un échange Erasmus, ça t'aurait fait gagné six mois.

– Oui...

– J'ai pas tout compris, mais je ne veux pas que ça vous créer des problèmes.

Gigi l'arrête en attrapant son poignet. Sa peau de satin se fait douce sous ses doigts.

– Lavande, je ne veux surtout pas que tu te sentes coupable. C'est ma faute, tout ça.

– Attendez, les filles, j'ai une idée !

Gigi et Lavande se tournent vers Zina.

– Tu pourrais dormir chez moi. Pendant l'automne, mes parents ne se servent pas du pool house. Ils l'ont déjà rangé et nettoyé et ils n'y retourneront pas avant la fin de l'hiver ! Ma petite sœur a interdiction de s'en approcher.

– C'est quoi une poule à housse ?

Zina et Gigi éclatent d'un rire si clair qu'il semble faire tomber les premières feuilles de l'arbre sous lequel elles se trouvent.

– Bah, quoi ?

Mais ni Gigi, ni Zina ne parviennent à lui expliquer, elles se retiennent l'une à l'autre pour ne pas tomber de rire.

Démente NarcisseWhere stories live. Discover now