Chapitre 10.3

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 ***

En ce midi grisâtre, Gigi supporte bien son manteau. Assise sur le banc du ferry avec Zina et Lavande, elle déballe son butin du jour. Leur fin de matinée « shopping en ville » a été des plus productives. Parmi quelques articles de maquillage se trouvent des livres dénichés à la foire des libraires.

– Tu t'es pris quoi, finalement ? demande Zina.

– Ce rouge à lèvres... mais, il est un peu trop voyant, je ne le mettrais que pour les grandes occasions.

– Arrête de t'excuser de vivre, Gigi ! lance Lavande.

– Je suis d'accord avec elle !

Zina tourne la mollette et révèle un bâton prune qu'elle passe sur les lèvres de Gigi.

– T'es parfaite, conclut-elle en lui rendant le stick. Enfin, à la base je te demandais quel livre tu avais choisi. Moi j'ai pris Moby Dick.

C'est ce qui plaît à Gigi : Zina se révèle tout aussi intéressée par la mode, les choses qui peuvent sembler simples et futiles, que par la culture.

– J'ai pris un livre sur les sorcières.

– Tu pourras me le prêter quand tu l'auras terminé ?

– Oui.

La vérité, c'est que Gigi cherche le moyen de rompre le sort qui a amené Lavande dans leur monde. Elle a beau avoir repoussé ses recherches, elle sait bien que justifier sa présence sur le long terme sera de plus en plus difficile.

Derrière eux, un homme lisant son journal, malgré le vent, se retourne :

– Eh bien, la jeunesse n'est pas perdue.

– Hum Hum... lâche finalement Lavande, remarquant que Zina et Gigi ne savent pas comment réagir à l'intrusion de cet adulte.

– C'est vrai. Des jeunes qui lisent, à notre époque, ça me réchauffe le cœur, j'étais prof de français vous savez ? enchaîne-t-il en les regardant par-dessus ses lunettes.

– Oui, bah ...

– C'est passionnant. Mais on doit filer ! interrompt Lavande.

Pour cause, le ferry accoste et elles doivent rejoindre le lycée pour les cours de l'après-midi.

– T'as de la chance d'être dans le groupe B, avec Doryan et les autres, déclare Zina à Gigi.

– Pourquoi ?

– Je suis avec Lény et je m'ennuie un peu... J'avoue, ce n'est pas très gentil. Et toi, Lavande, tu vas faire quoi ?

– Je rentre à la maison.

– Tiens, tu peux prendre mon sac et le poser dans ma chambre ?

– Oui. Sur la commode bleue ?

– Sur la commode bleue.

Elles passent devant l'arrêt de bus. Lavande monte à bord :

– Tu te rappelles bien où tu dois descendre, hein ? demande Gigi.

Zina n'a cessé de les observer :

– Oh, mais c'est qu'elles sont trop mignonnes toutes les deux ! On dirait un petit couple.

Dans les couloirs du lycée, Gigi accélère le pas. Monsieur Rolland s'apprêtait à refermer la porte de sa classe lorsqu'elle s'engouffre en coup de vent, le rouge aux joues.

– Ne vous précipitez pas, ma petite ! Je n'allais pas vous renvoyer pour si peu.

Elle se retient de lever les yeux au ciel, n'appréciant définitivement pas ce professeur qui s'adresse aux filles de la classe avec un ton paternaliste. Ma petite... beurk !

Derrière elle, Doryan frappe à la porte et entre. Monsieur Rolland quitte son ton mielleux.

– Bon, allez, dépêchez-vous !

– Vous êtes bien moins sympa avec lui ! lâche Gigi.

La plupart des élèves sont surpris. Elle-même n'aurait pas pensé pouvoir oser dire ça à un professeur.

Il fait semblant de ne pas avoir entendu et regagne son bureau. Doryan et Gigi se lancent un regard complice et retrouvent leur voisin de table.

Moins de dix minutes plus tard, la jeune adolescente occupée à dessiner sur son classeur, reçoit un mot de la part de Doryan. C'est son numéro de portable. Gigi regarde dans sa direction et elle le découvre lui faire signe de rentrer son contact sur son smartphone, ce qu'elle s'empresse de faire.

D : Hey

Gigi, on fait une fête près de la colline samedi soir pendant la lune rousse. Zina ne sera pas là mais si ça te dit de venir avec Lavande, ce serait top !

G :Je vais me débrouiller avec mes parents

D : cool

Si Gigi explose de joie à l'intérieur, elle se rappelle aussi qu'elle voulait profiter de cette nuit de pleine lune pour faire une tentative de rite magique afin de libérer Lavande. Mais il n'est pas question non plus de louper une soirée où Doryan souhaite sa présence. Ce sera l'occasion parfaite pour elle.

À la fin de la soirée, après avoir vu un film avec ses parents, Gigi retrouve Lavande dans sa chambre. Elle lui explique alors son plan dans les grandes lignes :

– On part pour la colline et on reste à la soirée jusqu'à vingt trois heures. On monte sur le flanc ouest de la colline pour être à 23 heures 23 sur le sommet, précisément, car c'est un horaire miroir, et cumulé avec la lune rousse, ça ouvre les portes des mondes magiques, alors on fera notre souhait.

Lavande l'a écoutée, avec attention, sans arrêter sa partie de jeu Nintendogs.

– Tu crois que ça va marcher ?

– Je n'en sais rien...

– Tu sais, plus j'apprends des choses sur ton monde, plus ma joie redescend. Heureusement qu'il y a ces petits chiens trop mignons !

Elle s'acharne avec le stylet pour laver le labrador numérique.

– Je pense que c'est quelque chose que je pourrais dire de ton monde aussi, répond Gigi en s'asseyant à côté d'elle.

Les deux adolescentes se regardent quelques secondes. Puis Lavande range la console vidéo dans son sac. Elle suppose :

– Peut-être qu'il vaut mieux ignorer certaines choses, alors...

– Peut-être... bon, allez, moi je vais au pieu !

Elles se glissent chacune sous leur couette et Gigi éteint les lumières.

– Dis, Gigi. Tu as été plus jeune que tu l'es aujourd'hui, ta mère aussi, contrairement à moi.

– Oui... et ?

– Je me demandais juste comment était ta mère, quand elle avait ton âge.

– Oh, Virginie, tu sais c'était la fille parfaite. Elle faisait partie des filles populaires du lycée, elle était plutôt sage mais on la remarquait quand même. Elle était belle. Tout le contraire de moi !

– T'es bête !

– Quoi, c'est vrai !

– De toute façon, on est tous la ou le moche de quelqu'un. J'ajouterai même qu'on est tous la belle ou le beau de quelqu'un, et ça c'est le plus important !

– Arrêtons de philosopher, je suis crevée !

En se retournant vers sa table de nuit, Gigi jette un œil sur la notification qui éclaire son écran de smartphone : Doryan vous a ajouté sur Whatsapp.




Démente NarcisseWhere stories live. Discover now