Chapitre trente-deux : Mila

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Tu as brisé mon cœur comme on brise un vase. Les éclats de verre jonchent le sol, l'eau se répand sur la surface lisse du carrelage froid et les fleurs sont brisées. Dehors il fait beau mais à l'intérieur il pleut. J'ai cru que je pouvais rayonner comme un soleil, pour l'éternité, ou presque. En tout cas plus longtemps que quelques années. On dit qu'après la pluie vient le beau temps mais après le beau temps vient la pluie. Les marécages débordent et n'absorbent plus l'eau que mon corps déverse. Le niveau de la mer monte jusqu'à recouvrir mes pieds. Je regarde l'horizon et me demande : la vie ou la mort ? Je réfléchis. Je réfléchis parce qu'il y a encore cette faible lumière qui scintille quelque part. Je réfléchis parce que la mort est irréversible et que la fuite ne me semble plus aussi attrayante.

    Tu as brisé mon cœur comme on brise une mâchoire. Les os se brisent, les dents tombent, la peau est choquée et le sang disparaît. Un hématome serait sûrement plus agréable que le sang qui tente de faire barrage dans les veines et les artères. J'ai préféré que tu me marques, que tu me bouscules, que tu m'étrangles de ta propre main plutôt que de laisser s'échapper quelques larmes.

    Tu as brisé mon cœur comme on brise une voiture dans un accident. D'un coup. Subitement. L'impact était brutal et sans ménagement. La carrosserie est fêlée, les roues désaxées et le moteur cassé. J'ai entendu mes propres cris comme le dernier son d'un mourant. J'ai senti mon corps qui ne me répondait plus comme s'il avait subi un choc violent. J'ai senti l'odeur du sang et de la haine.

    Tu m'as brisé le cœur mais je suis restée humble, droite, souriante, fière, téméraire et masquée. Chaque jour, je me lève. Je suis devenue une automate souriante. Je me douche en chantant sans penser aux paroles. Je me dépêche de partir en claquant la porte sans lever la tête pour ne pas te voir et je descends les escaliers deux par deux parce que je suis déjà en retard. Une heure après, je suis en blouse, un néon blanc qui explose mes rétines et une salle sombre. Sous mes mains se trouve un cadavre. Blanc. Froid. Inerte. Contrairement à mes cours, on peut voir sa tête. Elle n'est pas recouverte d'un linge. Il a plusieurs tatouages dont un que je reconnais. Je l'ai également sur ma peau. Nous l'avons sur notre peau. Nous. Tous ceux qui circulent dans ce bâtiment ou presque.

    Alors je ferme les yeux et je prie. Je prie pour lui, sa famille, ses amis, son âme. Je sais qu'il ne rejoindra pas le paradis alors je lui souhaite d'être heureux en enfer. Son âme erre peut-être encore autour de nous. Je prie et je m'excuse. Je m'excuse et je le remercie. Merci à toi de m'aider. Merci à toi de me faire progresser. Merci à toi pour avoir été la personne que tu étais. Merci et bon voyage.

    Parfois les yeux sont encore ouverts alors je prends soin de les fermer. Je passe la main délicatement sur ses paupières douces et fragiles.

    Puis vient le moment. Il entre dans la salle avec son café à la main, un air totalement détendu et il porte un costume. La stérilité n'est plus de rigueur. Puis c'est là qu'il m'annonce :

- Intervention de Cox-Maze.


    Il dépose une trousse à pharmacie pas plus grande que mon porte-monnaie sur le torse dur et blanchi. Je n'ai pas besoin de l'ouvrir pour en connaître le contenu.

    Une heure passe. Une heure. Deux heures. La sueur perle sur mon front. Mes mains ne tremblent jamais mais mon cœur bat à un rythme plus lent. Ma respiration est aussi douce et calme qu'une brise de printemps. Le scalpel fend le cœur, les clamps sont correctement positionnés pour éviter l'affût de sang qu'il n'y aura pas sur cet homme et je suture. La peau est fragile, délicate et le moindre faux mouvement l'emmènerait une deuxième fois à la mort.

    Je finis par refermer. Je regarde l'heure. Je serai en retard.

    Alors d'un pas las, je rejoins les vestiaires. J'enlève ma blouse, me glisse sous la douche, passe un sweat et un short. Je monte les marches les yeux à demi-clos. Je manque de trébucher. Je me rattrape à la rambarde. Je longe le couloir. Mes pieds traînent au sol. J'ai mal au dos, aux jambes, aux pieds. J'ai envie de m'allonger, de dormir mais elle est là. Jade se tient face à la porte, souriante, un café chaud dans la main qu'elle brandit dans ma direction. Que dieu l'envoie au paradis pour ce simple geste.

[L.3] LOVE & POETRYOù les histoires vivent. Découvrez maintenant