Chapitre 14 - Corrigé

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Je raturai une énième fois la phrase que j'avais commencé à écrire. Dans la marge était écrit un prénom masculin que j'essayai d'oublier car il devenait trop omniprésent dans mes pensées. Le mois de novembre s'était fini aussi vite que décembre s'était écoulé, l'euphorie de Noël étant à son comble.

Mes épaules roulèrent sur elles-mêmes tandis que je ressassais les derniers souvenirs du XVIIIème siècle qui devenaient de plus en plus nombreux. Et toujours avec la même personne. Une sorte de routine non explicite s'était installée entre nous. Le lundi nous aimions flâner dans une librairie à la recherche des dernières poésies que nous lirions au coin du feu le jeudi. De temps en temps, nous en écrivions cherchant les plus belles phrases à coucher sur le papier. Le samedi était réservé à nos ballades pour me faire découvrir cette capitale méconnue. Parfois, je passais des heures à simplement le regarder, si bien que je ne savais plus quoi marquer sur ce carnet dont j'inventai les anecdotes pour satisfaire la curiosité des historiens. Je faussais intentionnellement mes rapports afin de ne rien dévoiler sur cette amitié que j'entretenais dans le passé. C'était un secret parmi tous les autres.

Une nausée inhabituelle me prit alors que je somnolais avachie sur mon carnet. Je massai ma nuque raidie et étouffai un bâillement. Les étudiants me lancèrent un chut collectif auquel je répondis par un haussement de sourcils dédaigneux.

Lorsque je quittai la bibliothèque, la fraîcheur nocturne ne dissipa pas mon sentiment de malaise. Je frictionnai mes mains l'une contre l'autre tentant de me ressaisir. Je voyais déjà l'horrible nuit qui m'attendait face à cette migraine sous-jacente. L'effort que me demandaient mes pas me coupa le souffle. Je ressentais le besoin d'une halte et je ne pouvais pas savoir que c'était le pire endroit pour cela ; ma main posée sur un mur glacé dont le contact me fit revenir à la réalité quelque instant. Je tanguai dangereusement alors que mon esprit semblait abandonner mon corps et j'attendis avec effroi la chute du malaise à venir. Je me sentis tomber dans le vide et un tourbillon chaud m'enveloppa aussitôt.

Je me cognai brusquement contre un mur poisseux. La douleur criante dans mon épaule eut l'effet de me sortir de ma torpeur. Mes yeux durent s'habituer à l'obscurité de la ruelle dans laquelle je me trouvais, les lampadaires étants étrangement tous éteints. L'odeur est la chose qui me frappa en second lieu, une odeur âcre de forte moisissure. Mes paupières m'en piquèrent et je ravalai un haut le cœur difficilement. Ayant un mauvais pressentiment, mon cœur s'emballa dans ma cage thoracique et lorsque je relevai la tête sur de vieux bâtiments hauts de sept étages, dont le linge pendait. Un sanglot s'étouffa dans ma gorge. Je n'étais plus dans mon siècle et c'était une certitude.

D'abord je tâtonnai le mur du bout des doigts espérant désespérément rentrer chez moi, avant de le frapper avec détresse jusqu'au sang. Je poussai un juron de désolation et m'accroupis pour autoriser mes émotions à se libérer. Des voix se rapprochèrent et je dus retenir ma respiration en m'enfonçant plus loin dans les ténèbres. Mon regard scruta ma tenue et plus particulièrement mes jambes couvertes uniquement par des collants résilles. Je déglutis difficilement en imaginant le pire si l'on me trouvait ainsi. Des larmes silencieuses continuaient de couler durant mon ascension vers le renfoncement quand mon dos se cogna contre un corps nauséabond.

- Humpf, ma j'lie viens par là !

Je fis volte face et me mis à courir le plus rapidement possible en faisant claquer bruyamment mes bottes sur les pavés. Je m'arrêtai après plusieurs minutes sous une fine pluie qui me crachait au visage. Avec les mains aussi tremblantes, la bombe de poivre que je venais de sortir de mon sac se retrouva aussitôt par terre. Mes jambes furent éclabousser de gouttelettes d'une teinte rougeâtre. D'un rouge trop foncé, trop foncé comme le sang. Je plaquai une main sur ma bouche pour étouffer un cri d'effroi et m'obligeai à détourner le tête. Malgré moi, je rendis tout mon repas mais aucun soulagement ne vint ensuite.

- Ce n'est rien Elia, calme toi. Tu sais bien que les bêtes sont tuées devant les boucheries. C'est du sang d'animal. La pluie l'a fait s'écouler jusqu'ici, rien de plus.

J'enfermai mon corps entre mes deux bras dans un geste de protection. La panique augmentait de plus en plus et chaque bruit provoquait un sursaut de ma part.

- Que fais-tu seule petite imprudente ? C'est mon territoire ! Cracha une voix de velours.

Mon cœur loupa un battement et ma poigne se tendit automatiquement en se resserrant autour de mon arme de défense. Une femme potelée m'observait, la bouche écarquillée et les sourcils maquillés relevés.

- J'vais pas te faire de mal, minauda-t-elle mielleusement d'un coup. C'quoi cette mode que t'as ?

Je l'observai silencieusement, sans baisser ma garde pour autant. Face à mon silence, elle soupira et se rapprocha légèrement.

- Je suis Magdelaine, j'allais rejoindre mes filles et j't'ai aperçue p'tite. Seule ici. Avec ta tenue...

Son honnête minois finit par me faire ouvrir la bouche.

- Je ne suis pas une fille de joie, protestai-je.

- Ne traîne pas seule dans le coin alors. Allez, suis-moi, j't'emmène à la baraque.

- Je ne suis pas... commençai-je de nouveau.

La femme s'élançait déjà vers la pénombre, son manteau de fourrure volant derrière elle. La peur de me retrouver de nouveau seule m'obligea à la suivre. Je marchai à deux mètres d'elle sur la pointe des pieds pour empêcher mes talons de résonner. Elle traversa plusieurs ruelles qui se résumaient à un sinistre labyrinthe pour moi. Lorsque l'une d'elles déboucha sur la Seine, la vue familière de cette eau m'emplit d'un semblant d'apaisement. Le fleuve était calme et l'idée de plonger dedans me traversa, comme s'il me protègerait de ce siècle. L'île de la Cité était au bout du pont sur lequel nous nous engageâmes, les deux tours de Notre Dame s'élevaient entre les immeubles et cachaient la lumière de la lune de ses gargouilles gothiques. C'était un paysage mystique qui donnait froid dans le dos, mais ce paysage était, aussi et surtout, rassérénant car inchangé de mon siècle.

Les rues devenaient de plus en plus agitées et nous nous enfoncions au milieu de celles-ci m'obligeant à me rapprocher de Magdelaine. Elle monta le perron d'un bâtiment recelant un lieu de débauche et de luxure. J'hésitai quelques secondes devant la porte mais la chaleur de la maison close appelait déjà mon corps meurtri. Le voilage laissa place au salon doré où les courtisanes attendaient leurs clients en brodant ou jouant de la harpe sur des canapés pourpres. Leurs mouvements étaient si lents et si sensuels. Je marchai la tête baissée honteuse d'être témoin de l'utilisation de ces pauvres femmes. Des hommes étaient en train de payer une coquette somme au comptoir et leur regard affamé me révulsa. Cachée derrière mon rideau de boucles rousses, trop flamboyant dans ce décor, je rejoignis Madeleine dans une sorte d'arrière cuisine.

- Retourne travailler toi, éructa la femme à une fille d'à peine seize ans.

Son ton n'avait plus rien de mielleux. Il était devenu impitoyable.

- Et toi viens manger, t'as la peau sur les os. Aucun client ne voudra de toi. Il va falloir t'laver aussi, mais tu me rembourseras bien assez tôt avec cette crinière.

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