Chapitre 21 - Corrigé

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A peine soixante-douze heures passés dans mon siècle que me voilà de nouveau sur les routes du passé. Une idée émergea dans un coin de ma tête quand je repensais à la bibliothèque regorgeant d'histoires et d'aventures dont raffolait le Vicomte. Il fallait, par n'importe quel moyen, que Daniel envisage une traversée en Nouvelle-France avant l'été 1789. Le voyage serait dangereux mais bien moins que la Révolution et les temps de la Terreur à venir pour cette monarchie.

Au travers de la devanture, je le reconnus même de dos à son port de tête prolongé par ses cheveux. Ils étaient en liberté attachés en une simple queue basse qui lui donnait un côté nonchalant le rendant que plus attirant. La cloche retentit lorsque la porte s'ouvrit sur mon passage et qu'une rafale s'engouffra en même temps dans la pièce. Bien évidemment, Daniel se tenait devant le rayonnage des livres épiques et feuilletait plusieurs d'entre eux. Sans même se retourner, il commença à me tourmenter dans notre éternel jeu du chat et de la souris.

- Le retard est une manie chez vous.

- Je ne suis point en retard, c'est vous qui êtes en avance. C'est une simple question de point de vue.

Je contournai son corps pour lui prendre des mains l'un de ses livres. Robinson Crusoe de Daniel Defoe, point étonnant.

- Je ne possède pas cet exemplaire. Par ailleurs, avez-vous lu votre livre? M'interrogea-t-il.

- Je l'avais déjà lu enfant. Et à vrai dire, j'ai offert l'exemplaire de la fois précédente.

- Cela est fort généreux de votre part, vous devez tenir à cette personne...

- Oui, j'aime énormément cette personne. Elle s'apparente à un grand-parent pour moi. Mais avec un lien plus fort que ce que nous offre cette époque.

Il opina de la tête sans rien ajouter. La famille était un sujet qu'il n'évoquait jamais. Sa chaude voix retentit doucement pour en lire un passage sur les vagues houleuses cassant le mât d'un bateau. Je ne voyais que ses lèvres remuées qui devaient former des mots qui ne parvenaient pas jusqu'à mes oreilles.

- Daniel, quel âge avez-vous ?

Il releva la tête, des pattes d'oie apparaissant de ses yeux amusés.

- Quelle éducation pour demander cela ! Mais je peux vous dire que je suis né le septième jour de ce mois-ci de l'année 1769.

- Mais c'est demain ! M'exclamai-je bien trop fort.

Je me raclai la gorge et repris plus bas.

- Ainsi, je suis votre aînée de quatre années! Que prévoyez-vous d'organiser pour fêter votre vingtième année ?

- Je ne suis point orgueilleux au point de fêter le jour de ma naissance, voyons. Je fêterai le Saint sous lequel j'ai été béni.

- Comme cela est triste...

A mesure que nous nous enfoncions dans les rayonnages, la lumière du soleil s'assombrissait, bloquée par les livres poussiéreux. Ma peau effleurait chaque ouvrage et mon nez humait la vieille odeur des pages jaunies.

- Pourquoi ne pas partir en Nouvelle France, vivre votre propre aventure au-delà des mers ? Partir en quête d'un pays aussi méconnu que beau ?

- Je ne peux laisser Thomas ici. Et quant à ma sœur, elle a encore besoin de précepteurs.

- Emmenez-les avec vous. Vous aimeriez la Nouvelle France, de tout ce que j'ai pu en lire. D'immenses étendues de terre sont très prometteuses là-bas.

- Souhaitez-vous vous débarrasser de moi madame de Pavoncelli ? Me titilla-t-il si loin de la vérité.

- L'hiver est meurtrier, le peuple a faim et il ne faudra qu'une étincelle pour sombrer en des temps sanguinaires...

- A Courances, nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour distribuer des vivres aux plus démunis. Et malgré cela, un enterrement a lieu chaque jour... Voilà une raison de plus pour ne pas quitter notre domaine pour une terre inconnue. Nos fermiers ont besoin de nous, les de Nicolay.

Cet homme possédait un côté si bienveillant en lui. C'est cette humanité qui me rendait la tâche encore plus difficile et que je maudissais.

- Mais vous défendraient-ils si le vent tourne ? Seront-ils là pour vous le moment venu ?

Les minutes passèrent où nos yeux ne se lâchaient plus sondant l'autre. Je capitulai la première en appuyant ma tête contre la rangée de livres. Il n'y avait aucun moyen de le faire fuir, c'était une cause sans espoir. Une bataille sans fin. Aucun argument ne valait les siens, hormis la vérité qui ne pouvait être prononcée. Un doigt traça fébrilement le contour de ma mâchoire. Son ongle remonta de mon menton vers ma bouche en coeur. Sur son sillon, il laissait une peau devenu à vif de sensations. Je mordis de ma canine son doigt et le laissait glisser le long de ma lèvre inférieure.

- Il me semble que vous avez loupé votre couvre-feu.

- Et si... et si je ne souhaitais pas rentrer tout de suite ?

En sa présence, je ne pouvais réfléchir que par mes émotions et non par une quelconque rationalité. En sa présence, j'oubliais que je n'étais pas de ce monde car je m'y sentais mieux que dans le mien. Je voulais nous accorder quelques petites heures en plus qui ne feraient de mal à personne.

- Thomas organise un raout, joignez-vous à nous pour ce dîner. Je supporterai mieux cette épreuve avec votre présence à mes côtés.

- Je n'ai d'autres choix alors que de vous sauver telle la demoiselle en détresse que vous êtes.

Son sourire en coin laissa apercevoir une fossette que je découvris pour la première fois. Elle était adorable au milieu de sa joue. Il effleura mon front d'un baiser à la dérobé puis saisit ma main pour m'entraîner dehors, sous la tempête hivernale. Mais il aurait bien pu venter jusqu'à faire s'envoler les murs, pleuvoir jusqu'à inonder les rues ou neiger jusqu'à glacer nos pieds que je ne m'en soucierais guère plus.

A l'égard du TempsWhere stories live. Discover now