Chapitre 9 - Corrigé

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Mon téléphone indiquait les appels manqués à répétition de ma mère. Je le jetai sur le lit dans un long soupir. En quatre ans, c'était la première fois que je ne descendais pas durant le mois de novembre. Je pris une longue douche laissant la buée rendre mes inspirations difficiles. Les doigts fripés et les gouttes ruisselantes sur mon visage tourné vers le pommeau, tout mon corps se débarrassait de la poussière accumulée d'aujourd'hui. Depuis le bal paré, j'enchainais les passages vers le XVIIIème siècle profitant du temps libre de ma semaine de vacances.

Natalia m'avait emmenée au plus profond de la campagne parisienne tout comme elle m'avait fait découvrir les plus grands salons littéraires fréquentés par Beaumarchais ou Sieyès. Nous menions une double vie dont nous étions les complices. Chaque passage était de plus en plus facile, et je sentais que si je restais trop longtemps dans le sous-sol, je pouvais être happée à tout moment dans ce siècle que j'apprenais à aimer.

Je rejoignis Monsieur Rossi au coucher du soleil, le dernier jour des vacances. Sa mine se fit ravie lorsque je passai le carillon de la porte. L'odeur du vieux bois gonfla mon coeur de bonheur ; chez cet antiquaire, c'était une partie de moi à présent. Le vieil homme se précipita dans son arrière boutique pour y faire chauffer de l'eau. J'attendis patiemment en prenant place sur le fauteuil qui m'accueillait toujours bras ouverts. Je calai un oreiller entre mes jambes en tailleur. Le sifflement de la bouilloire résonnait entre les pièces et les cuillères tintaient contre la porcelaine. Tous ses bruits si anodins étaient d'un réconfort inimaginable.

Monsieur Rossi s'assit au fond du canapé, les oreilles tout ouïes pour écouter les dernières aventures. Au début de mon récit, la tasse brûlait sous mes doigts, tandis qu'à la fin elle était devenue froide.

- Décris-moi encore ce que tu as mangé, ça semblait si bon !

Il était animé de l'enthousiasme d'un enfant le soir de Noël. Il ne faisait que de gigoter ne pouvant tenir en place.

- C'était un plat en sauce, dont toutes les subtilités accompagnaient le fondant du poulet. On aurait dit le mariage parfait de l'acidité du citron à l'amertume de l'endive. Mais le tout agrémenté d'une note douce, je n'ai pas réussi à trouver l'aliment.

- Josette aurait su te dire l'aliment manquant. C'était une fine cordon bleu.

Pour la première fois, il évoquait le souvenir de sa défunte épouse sans tristesse. Monsieur Rossi fermait les yeux pour mieux imaginer l'assiette garnie. Sa mâchoire goûtait un aliment imaginaire qui lui laissait l'eau à la bouche et de ses doigts tâchés, il mima un baiser de satisfaction dans le vide.

- Monsieur Rossi, puis-je vous poser une question ?

Il rouvrit les yeux et m'invita à continuer.

- Pourquoi êtes-vous resté en France à... la mort de votre femme Josette ? Pourquoi ne pas être rentré au près de votre famille en Italie ?

Monsieur Rossi se redressa dans le canapé et fit tournoyer ses alliances autour de son annulaire. Un tic qu'il avait chaque fois qu'il évoquait sa défunte épouse. Il les porta à ses lèvres pour y déposer un furtif baiser imperceptible.

- Elle était mon unique famille, et elle est ici. Son esprit est partout entre ses murs. Jamais je ne partirai de cet endroit car jamais je ne partirai de l'endroit où elle se trouve.

J'hochai la tête ne sachant quoi répondre tellement ma gorge était nouée. Je rêvais d'un amour aussi profond et pur, mais à la fois cela était terrifiant. La passion vous donnait une raison de

vivre pour mieux vous l'enlever. Ce jour-là, je me souviens avoir souhaité mourir avant mon âme-soeur ; Pour ne jamais avoir à connaître la vie sans lui après y avoir gouté.

- Ma douce Elia, penses-tu que tu pourrais me ramener un souvenir de ce siècle que tu apprivoises ?

- Je peux essayer demain, mais je ne peux garantir que ça marche.

Je savais sa requête démunie d'intérêt. Il mettrait son trésor au côté de sa photo en noir et blanc, sur le meuble qui arbore tous les souvenirs chers à sa vie. Je pouvais bien faire cela pour lui, lui donner du baume pour son coeur délaissé depuis trop longtemps.

***

Ce dimanche serait exceptionnellement ensoleillé d'après Edgar. C'est pourquoi j'étais vêtu d'une robe « retroussée dans les poches » à la mode anglaise. Pour faciliter les déplacements des femmes de l'époque, les pans de la robe étaient relevés dans des sortes de poche et sur le haut du fessier. Chaque enjambée était aussi habile qu'en pantalon. Mon arrivée coupa court à la conversation entre Natalia et Celine Guenguy. Entre la grande femme élancée et la petite femme menue. Je savais d'expérience qu'une conversation qui prend fin lorsque quelqu'un arrive n'est jamais innocente.

- Que se passe-t-il ?

Natalia lança un regard à la femme blonde qui donna son approbation.

- Je pars mardi, j'ai une urgence à régler. Comme j'expliquais à Celine, tu t'en sors à merveille donc tu pourras continuer à passer sans moi.

La nouvelle ne me choqua pas, le ton de Natalia lors du bal m'avait déjà mise sur la voie. Le fait qu'elle me pousse autant vers le Vicomte n'était pas innocent. Elle voulait me trouver un allié avant de me laisser voler de mes propres ailes.

- Tu vas me manquer.

Son côté maternel prit le dessus et elle m'enlaça dans ses bras sveltes. Je me laissais bercer au rythme de ses caresses dans le dos. Une personne de plus qui quittait ma vie du jour au lendemain.

- Bien si vous êtes prêtes, ne perdons pas de temps, coupa l'historien insensible au moment. Vous partez pour le dimanche 11 novembre 1787 à 12h30. Vous arriverez dans le parc de Clagny. Le but de votre mission est d'observer comment l'hiver est accueilli par les parisiens. Il s'agit de l'hiver qui créera une famine atroce, une fois encore, une des causes de la Révolution. Vous repasserez à 18h30 maximum.

Son bilan était bien plus impersonnel que celui de la scientifique. Un homme froid et professionnel en toutes circonstances. Mais ce n'était qu'une façade pour garder le contrôle, car ses yeux laissaient apercevoir toute l'humanité qu'il souhaitait cacher.

- Bonne journée Mesdames, ajouta-t-il l'air de rien.

Je me concentrai sur ma respiration jusqu'à sentir des fourmillements dans mes jambes. Le passage fût instantanée et Natalia me laissa agir seule sur place. Elle me suivait fière du poulain qu'elle avait éduquée aussi rapidement. Je trouvai la sortie du parc, payai un cocher et donnai correctement l'adresse du café de le Régence. Nous partagions le carrosse à quatre chevaux avec un couple, ce qui nous empêcha de converser durant le voyage. Je regardais le paysage givré défilé malgré les rayonnements d'un soleil timide. Il faisait plus frais que prévu. Nous descendîmes de notre voiture avant le couple et entrâmes par le porche du café. Les tables extérieures avaient été rangées et seul restait la salle intérieure.

C'était une salle bruyante. Tout en bois, du mobilier au plafond, avec des poutres sur lesquelles reposaient les manteaux des clients. Les sources de lumière se reflétaient dans les miroirs posés au mur pour donner une impression de profondeur. Le sol était couvert de damiers noirs et blancs ressemblant aux plateaux du jeu que pratiquaient les gentilshommes attablés. Les échecs. Le café de la Régence était connu pour ses compétitions d'échecs ; compétition où même Bonaparte y fera honneur. Une partie se jouait dans un silence impressionnant au milieu de tout ce raffut. Je reconnus les cheveux de jais, attachés par un lacet tout aussi noir, du joueur dos à nous. L'horloge du bar indiquait deux heures précises.

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