Chapitre 31 - François le sorcier

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François avait donc arrêté d'écrire parce que ses textes le plongeaient dans la mélancolie et le mal être qu'il décrivait comme s'il y était encore. Il ne voulait plus revivre ses souffrances en boucle.

Mais en relisant maintenant ses textes d'enfant ou d'adolescent, il n'avait pas ressenti la même impression. Il avait grandi. Son regard avait changé. Le malaise et la tristesse, il les regardait maintenant comme auteur et il s'apercevait que c'était si bien écrit, malgré son jeune âge de l'époque, que le lecteur, quel qu'il soit, percevait les mêmes sentiments que ceux décrits. Et il se rendait compte que son travail de recherche dans la finesse de l'expression, la précision du détail, la complexité de l'émotion, donnait un rendu tel que l'on se plonge entièrement dans l'histoire : on ressent ce que le personnage ressent, on vit ce qu'il vit, on souffre quand il souffre, et l'on sourit quand il sourit. Et un tel degré d'immersion et d'empathie du lecteur était déjà atteint par un niveau d'écriture qu'il avait dix ans auparavant !

Un sentiment de fierté l'envahissait.

Aujourd'hui il se rendait compte que sa force était là : à transcender les épreuves de la vie en les sublimant par les mots.
Un désir pour une fille deviendrait un poème. Un mal être au travail ou en famille serait traduit par un long texte où tout serait ressassé, relativisé ou accentué. Une lecture de poésies lui ferait frotter sa plume aiguisée au style de l'auteur et tenter de recréer ce qu'il a lu, ajoutant de ce fait une corde de plus à son arc. Un roman lui donnait envie d'écrire un roman, un haïku un haiku.
C'était devenu une sorte de ninja copieur tel Kakashi dans Naruto, qui tenait sa puissance de la copie parfaite des techniques des autres. Cela faisait penser aussi au personnage de Bu dans Dragon Ball du regretté Akira Toriyama, le méchant qui ressemblait à du chewing gum rose, et qui augmentait sa force en avalant, littéralement, les combattants les plus forts !

Il pensait même pendant un temps à se faire appeler "Le Caméléon" tellement il aimait se fondre dans le style d'un autre.
Mais quand on est jeune, on rêve de n'importe quoi !

N'importe quoi ? Vraiment ?

Marcel Proust lui même, avant d'écrire sa Recherche, phénoménale et gigantesque "cathédrale littéraire", ne s'est-il pas frotté à copier les styles des grands auteurs de son temps ? Montrant non seulement son talent d'écrivain mais surtout le fait qu'il pouvait décortiquer la technique de chacun, la longueur des phrases, le style ampoulé ou bref, descriptif, réaliste, ou onirique, la prosodie romantique de l'un ou le langage vulgaire de l'autre. Il avait saisi ce qui faisait la marque de fabrique de chacun, et cela existait en littérature comme en peinture ou en musique.

Il était encore comme cet imitateur, qui ne se contente pas juste de refaire le timbre de la voix de quelqu'un mais aussi l'expression du visage, l'accent, les mots, et recréer devant nos yeux et nos oreilles la personne imitée, lui donnant vie, comme un écrivain donne vie à ses personnages...

C'était un don. Mais surtout une recherche créative infinie. Chaque œuvre avait son style. Et il aimait tout décortiquer et tout absorber. Sa culture était si pointue qu'il aurait ravi les foules dans les grands dîners mondains ou à la cour de Louis XIV.

Il craignait que la copie des autres n'ait effacé sa personnalité, son propre style, son rythme, sa précision ou sa clairvoyance, voire son énergie ou son humour.

Mais à contrario, il s'était forgé une épaisse carapace de connaissances et de techniques littéraires, alliée à une maîtrise parfaite du Bescherelle !
L'orthographe, la conjugaison et la grammaire n'avaient aucun secret pour lui.

Comment pouvait -il alors douter de lui ?

Comment ne voyait-il pas sa magie irradier de ses mains ?

Comment pouvait-il imaginer que personne ne l'aimerait alors qu'il était le Jean Baptiste Grenouille de la fin du roman "Le Parfum" où les gens sont tellement fous de lui qu'ils le dévorent !

Il ne percevait pas, ou avait peur de percevoir, toute cette force illimitée qu'il détenait dans son cœur, dans son âme et dans la pointe de son modeste stylo.

Il aurait pu faire se soulever un pays, renverser un gouvernement ou faire tomber en pamoison toutes les femmes qu'il voulait, par la sorcellerie de ses mots magiques.

Ces rêves de grandeurs et de décadence le tarodaient quand Anna brisa le silence pesant de ses réflexions intimes :

- François, en fait, tu vous, tu étais déjà un écrivain étant jeune. Tu es resté fidèle à ton cœur. Tu n'as pas abandonné tes rêves et tes passions. Elles ont progressé en toi, avec l'âge, avec le temps, avec l'expérience. Et chaque jour tu as nourri ton petit écrivain intérieur qui ne faisait que grandir. Tu ne l'as jamais laissé tomber. Sans même écrire tu as toujours voulu voir la vie comme un poète, un rêveur parfois, ou un candide aussi. Tu vois le monde comme un déroulement magique et presque divin. Les coïncidences, les mains de Dieu, les "coups du sort", les fameux "karma", appelle les comme tu veux, personne ne les voit, mais toi tu les remarques discrètement et tu comprends même leur sens. Tu y vois le plan divin de la vie, où tout est construit à l'avance, ou récupéré in fine.

Anna continuait :

- Tu es comme un shaman, un sorcier, qui ne regardes pas la vie comme le commun des mortels, qui cherche à déceler en tout et partout un message caché, comme dans un des ces escape game à la mode et qui parfois sourit tout seul comme un fou quand il pense voir le sens magique des événements ou des messages qui étaient sous ses yeux et que Dieu lui criait en silence.

On ne l'arrêtait plus :

- Tu es unique François, continuait Anna, tu es une sorte d'elfe fantastique, plein de magie et de faiblesse, de force et de candeur, voyant se battre jour après jour sous ses yeux les diables et les dieux.

François avait été transpercé par la mitraille lyrique d'Anna. Elle l'avait mis à nu. Elle le plaçait maintenant si haut qu'il en devenait presqu'irréel.

- Tu sais Anna. Je ne suis pas cet être que tu décris, dit posément François. Je ne suis qu'un homme, avec tout son cortège de défauts et de faiblesses, un homme épris de vérité et de beauté. Mais les hommes sont parfois immondes. Et là où il n'y a pas beauté, où il n'y a que laideur et ennui, je me plais à mettre de la poésie et de la magie, comme on dessine un arc en ciel multicolore sur un mur gris.
C'est un cri. Un SOS. Un drapeau blanc. Une banderole qui dit :

"Vivez ! Profitez ! Aimez !"

Au lieu de tuer, de polluer et de vous laisser aller !

François était requinqué et devenait militant du rêve et du bonheur devant les yeux éblouis d'adoration d'Anna.

Cet instant mystique fut brisé par un cri strident et bien prosaïque du fond de la cuisine. C'était la grand mère qui appelait son cher petit prodige.

- Fran Fran ! Tu viens manger du gâteau ? J'en ai fait un comme tu les aimes ! Avec du chocolat et du sucre glace !

Les deux esthètes échangèrent un sourire complice et sortirent comme deux enfants qu'on appelle pour le goûter !

Montez !Where stories live. Discover now