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Bon, alors apparement je suis une fêtarde. C'est étrange, j'ai l'impression de faire la connaissance de moi-même, comme si je découvrai une à une les facettes de ma personnalité. Je me sens comme une inconnue dans mon propre corps, comme si je n'étais que de passage, comme si mon corps n'était que l'hôte d'une âme inconnue, qui n'était pas à sa place. 

Un frisson de dégoût me parcourt le dos. Je m'horrifie moi-même. Je sais bien que ce n'est ni la première, et sûrement pas la dernière fois que quelqu'un perd la mémoire, que je ne connais rien d'exceptionnel, mais c'est une sensation si effrayante de devoir faire confiance des inconnus pour qu'il te raconte ta propre vie, tes manies, tes habitudes ... Je ne veux pas vivre ça. Comme une handicapée qu'on rééduque, comme si on devait rééduquer ma mémoire. Je ne veux pas de cette vie d'assistée, je déteste la sensation d'être dépendante de quelqu'un, d'une quelconque manière qu'il soit. Et d'ailleurs, comment ça se fait que je n'ai perdu qu'une partie de ma mémoire, celle concernant ma vie personnelle? J'ai l'impression de me souvenir clairement de l'Histoire de l'Évolution.

J'essaie de me re-mémorer. Je me heurte une nouvelle fois à l'enceinte blanche, et m'apprête à abandonner, lorsque des filaments bleus commencent à serpenter le mur, de haut en bas. Une fissure? Les filaments ont commencé à scintiller, forment de jolies arabesques, mais le mur ne se fendille pas. Je ferme les yeux pour mieux me concentrer. Des volutes de fumées apparaissent à s'échapper des filaments bleutés, et des pots-de-vin de souvenir me reviennent. Une bouffée d'espoir me gagne: j'ai trouvé une faille dans ce fichu mur!

Les souvenirs s'imposent maintenant à moi. Une odeur de tablette neuve me chatouille les narines, et une histoire se déroule sous mes yeux. Littéralement. Des lignes défilent devant mes orbites pourtant bien fatigués. La déception m'envahit: à mesure que je lis les lignes, je comprends que ce ne sont que de vieux cours d'histoire, rien à voir avec mes souvenirs, les vrais, si je puis dire ainsi, ceux qui concernent ma vie. Je décide tout de même de continuer ma lecture.

"Avant 2213, les gens se déplaçaient dans les bandes passantes, vulgairement appelées" rues ", librement et sans règlementation aucune. Ils sortaient matins et soirs pour se rendre à leur lieu de travail, et risquaient ainsi de multiples agressions. L'anarchie régnait en dehors des barrettes, autrefois appelée "immeubles".

 Ce chaos était encouragé et mené par de jeunes gens qui n'avaient pas  réussi à l'école, et dont les parents n'avaient pas la chance d'habiter les barrettes principales.

 En 2113, il y a la plus grande coupure d'Internet jamais connue à ce jour, due à un surmenage des serveurs. Ce fut l'anarchie totale, les gens devinrent fous, on croisait des enfants errants dans les rues, vagabondant à la recherche d'une barre de réseau. On se battait pour la moindre réserve de 7G (la 8G n'existant pas encore). C'est là que le N1 intervint: il fit un grand discours à la population, exposant au grand jour les failles des systèmes politiques et informatiques, expliquant avec patience que nous avions besoin de machines plus performantes pour faire face à ce genre de crise. Il pointa du doigt les politiques de l'époque, les accusants de négliger la puissance des machines et de vouloir brider les scientifiques à de simples expériences inutiles.

Ce fut comme une révélation: la population se disciplina, les parents reprirent en main leurs enfants, les travailleurs arrétèrent de sortir dans les rues tous les jours, et Internet fut remis grâce aux équipes techniques du N1. De nouvelles éléctions eurent lieux, et le N1 fut élu avec l'écrasante majorité des voix. Il restregnit le budget des bibliothèques, des musées et autres lieux désormais superflu, puisque tout existait en ligne. Il réinvestit ce budget dans la recherche scientifique et dans la robotique. Cet évènement est communément appelé l'Évolution. 

Depuis ce jour, les gens restent chez eux la plupart du temps. Le numéro 1 leur a permis de télé-travailler, sans risquer de traverser la rue, évitant ainsi de se confronter à des dangers inutiles. 

Il rédigea également à l'aide d'un comité de science les nouveaux programmes scolaires, séparant les filles et les garçons à l'école, augmentant la difficulté du niveau scolaire national, autrefois inférieur à celui de la Chine.

"La responsabilité de rédiger le dictionnaire fut enlevée à une académie jugée trop conservatrice par les nouveaux dirigeants, et est désormais écrite au sein du même serveur, le bâtiment le plus important du pays, où transitent tous les dossiers de la population."

Ces informations n'ont rien de nouveau pour moi, et ne me font par conséquent aucun effet marquant. Je reste tout de même sidérée par une chose : j'ai réussi à extraire des souvenirs de cette muraille insupportable. Je n'ai aucune idée de ce qui est bien pu les décider à sortir. En réalité, je sais au fond de moi que je n'y suis pour rien -malgré ma volonté inébranlable- je suis obligé de constater qu'ils sont littéralement sortis tout seul de ma pauvre mémoire. Je me demande quand même si la muraille blanche qui me bloque l'accès à mes souvenirs est un symptôme classique de l'amnésie.

On toque à la porte. Je me redresse vivement avant de me maudire intérieurement devant ma réaction peureuse, constatant que ce n'est que Martha qui vient contrôler mes perfusions.

Elle s'active autour de mon lit, mais quelque chose dans ses gestes me perturbe, comme si ils étaient ... suspendus. Je lui jette des œillades intriguées et surprend le regard étrange qu'elle me lance.

-Allez-y, crachez le morceau, je vois bien que vous êtes perturbée.

-Je ... je n'ai pas le d ... oh et puis zut! Tu vas être transférée, lâche t-elle d'une traite, en baissant le regard.

-Comment ça? Je viens à peine de me réveiller! Et puis vous m'avez l'air d'être un hôpital bien équipé, non?

Je suis complètement déstabilisée. Je n'ai aucun repaire mémoriel, temporel, spatial, et ils veulent déjà me transférer? Je commençai à peine à reconnaitre ma chambre! 

-Eh bien ... c'est un ordre du chef de service, balbutie t-elle, gênée

-Dites moi son nom, histoire que j'aille lui dire deux mots à celui-là. Et puis transférée où, de toute manière? 

-Dans le Nord du pays, un hôpital spécialisé pour amnésique. Je participe à ton transfert, sourit-elle. Je n'ai pas le choix tu t'en doutes, ajoute t-elle devant mon regard meurtrier. 

Devant mon silence, elle quitte rapidement la pièce pour me laisser le temps de réfléchir.

Je viens à peine de finir d'inspecter ma chambre, si ils croient vraiment que je vais me laisser docilement conduire je-ne-sais-où, ils se fourrent le doigt dans l'œil! Une douleur m'élance à la nuque, et épuisée par tout ce remue-ménage, je ferme doucement les yeux, incapable de réfléchir à l'autre a choisi qu'à ma sieste imminente.

PerseusWhere stories live. Discover now