Chapitre 1

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Partie I - La Genèse

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Sa main se pose avec assurance sur le bouton crasseux de la porte du tram. Elle s'entrouvre, lui laissant le passage libre afin de rejoindre la foule sans âme des voyageurs, impatients de regagner leur doux foyer après une journée d'insupportable labeur.

Il se fraye un chemin dans le troupeau, joue des coudes et des jambes, jusqu'à s'être aménagé un espace vital qu'il juge convenable, le plus à l'abri possible des émanations transpireuses de ses congénères.

Les commissions du jeudi représentent l'une de ses rares sorties hebdomadaires, intermèdes d'une triste existence où il n'a guère l'occasion de fréquenter l'espèce humaine. Bien calé, il en profite pour zieuter avec une concupiscence maladroitement dissimulée les fessiers et décolletés qui se profilent à l'horizon. Il s'arrête net lorsqu'une dame d'un certain âge, ayant capté son manège, lui jette un regard assassin bien mérité, d'un air qui signifie : « tu vas te calmer, ou c'est moi qui te calme ».

C'est occupé à digérer sa honte qu'il l'aperçoit du coin de l'œil. ELLE est là, à seulement quelques mètres de lui. Et tout le reste devient brutalement futile.

Comme chaque fois qu'il tombe sur cette fille, il reste muet devant ses traits harmonieux et ses lèvres aux contours si raffinés. Ses longs cheveux roux et bouclés ne laissent entrevoir qu'une portion de ses yeux, verts, magnifiques et envoûtants. Malgré cela, il peut sentir toute l'intensité de son regard. Ce regard qui vient d'illuminer sa journée, le bougre en est convaincu, il pourrait le percevoir même en pleine obscurité.

Alors, il cherche à capter son attention, yeux contre yeux, au cours d'interminables secondes qui paraissent durer une éternité. Mais les iris verts ne semblent pas avoir remarqué les iris bleus qui les fixent avec tant d'espoir, absorbés dans leur contemplation du paysage urbain défilant à toute cadence.

- Range un peu ton sac, mecton !, le sermonne un adolescent à la barbe naissante et au timbre de voix encore incertain. T'es pas seul dans le tram !

Curieuse attitude de la part de quelqu'un qui sent le tabac froid et empoisonne une atmosphère déjà confinée et viciée. En temps habituel, notre lascar aurait remis le petit con à sa place, mais aujourd'hui son esprit vagabonde ailleurs, loin, très loin de ces basses considérations.

Elle, donc.

Que de simagrées. Après tout, les deux oiseaux fréquentent le même cercle depuis longtemps. Deux années pleines et entières, si l'on cherche à être méticuleux. Bref : il pourrait l'apostropher, crier son nom afin qu'elle se retourne. Ce ne serait rien que de plus normal de saluer ainsi une vieille amie.

Mais elle lui fait tourner la tête, perdre tous ses moyens. La moindre action d'une banalité affligeante devient source de doutes et de conflits intérieurs dès qu'il s'agit d'entrer en interaction avec elle.

Que va-t-elle penser ? Sera-t-elle heureuse de le voir ? Ne va-t-il pas se manger un vent douloureux ? Se montrera-t-il encore une fois ridicule ?

Le tramway s'arrête, et il la laisse descendre sans mot dire. Elle s'éloigne d'un pas gracieux, se noyant dans l'armée informe des inconnus, si communs, si vulgaires. D'une certaine manière, il est soulagé, car il ne peut plus rien faire. Le choix s'en est envolé, et avec lui la responsabilité.

Bien entendu, il s'en veut. Comme trop souvent, l'occasion a été manquée. Bon... Peut-être vaut-il mieux le statu quo que la déception.

Un arrêt plus tard et c'est au brunet acariâtre de quitter le monde merveilleux des transports en commun.

Sur la centaine de mètres qui le sépare de son appartement miteux, il a le temps de refaire l'univers dans sa tête.

C'est un type cérébral. Trop. Il passe son temps à réfléchir. Plus précisément, à s'inquiéter, à angoisser, à se mépriser, à envisager l'avenir avec force pessimisme.

Dans l'immédiat, ce qui active ses neurones, ce sont les retrouvailles qu'il vient de foirer, avec cette personne aussi profondément désirée que superficiellement découverte. Cet être auquel il envisage dédier son temps libre ô combien abondant, avec qui il aimerait visiter le monde et l'univers tout entier, faire les quatre-cents coups, peut-être même quelquefois partager ses frites.

Car la vérité, derrière le masque grimaçant affiché en société, est que sous ses aspects primaires et son assurance de façade, sous ses rictus narquois et ses tatouages macabres, Monsieur demeure un romantique et une âme sensible. Peu l'imagineraient sangloter au creux de l'oreiller, nu, solitaire, désabusé, n'ayant pour toute espérance que quelqu'un le divertisse de cette existence creuse et chaotique, faute de pouvoir attendre mieux de la civilisation.

Néanmoins, les circonstances fatidiques enfin réunies, cette attente insoutenable se mue inexorablement en autant de panique. Sa vision se trouble, ses membres tremblent, chaque mot s'évadant de sa bouche est source de regret immédiat.

Notre ami s'étire et prend une profonde inspiration, tout en essayant de se remémorer le doux visage de sa « dulcinée ».

* Sprotch *

Il baisse le regard, ses tympans ne l'ont pas trompé : voilà bien le son d'une déjection canine venant de se faire bruyamment écraser par son propre soulier.

- Putain de connard de clébs ! Si un jour je choppe ton proprio, je lui fais bouffer ses couilles panées avec des oignons ! Ils pourraient nettoyer leurs saloperies, cette bande d'enfoirés ! Grrrmlml.

C'est ainsi que nous le trouvons visiblement agacé par ce qui semble être une incongruité, si ce n'est coutumière, au moins subie régulièrement. Il enjambe les dernières marches jusqu'à son antre protectrice, se déleste de ses chaussures crottées, les envoie valser dans le lavabo de la salle de bain puis se jette mollement dans son canapé-lit en similicuir. Avant de s'apercevoir que, dans le feu de l'inaction, il a totalement abandonné son sac de courses, reposant toujours paisiblement sur la banquette moelleuse d'un siège.

La vie, cette plaie. Quelques gouttes de CBD sur la langue, une petite tisane, et le jeune homme va trouver son réconfort au pays du sommeil.

Quand le moral est au plus bas, dormir lui permet de mettre son histoire en pause. Certains préfèrent s'échapper dans l'alcool, la drogue, la glace au chocolat, le sexe, voire les émissions de télé-réalité débilitantes. Mais, dans son cas, c'est un bon gros dodo des familles qui lui offre quelques instants de tranquillité cognitive bien méritée. Solution saine et sans conséquences regrettables, par ailleurs.

Blotti sous les couvertures en position fœtale, il cherche à fuir la réalité. Mais cette dernière court malheureusement plus vite que lui, et finit toujours par le rattraper pour lui envoyer un high kick bien dosé.


[Roman] Comment monter sa propre secte dans son jardin ?Where stories live. Discover now