Chapitre 3

190 19 3
                                    

- Et voilà la grosse dinde !

Par ces mots, je désigne évidemment le volatile rôti au fumet somptueux venant d'être posé sur la table, et non mon amie Monica, qui me jette un regard courroucé. Je suis définitivement un perpétuel incompris.

OK... en vérité, elle lit en moi comme dans un livre ouvert. La grande ingénieure métisse aux cheveux mi-longs est, parmi l'ensemble des joyeux convives présents ce soir, la personne que je fréquente depuis le plus longtemps, soit depuis les classes primaires. C'est dire que nous en avons vécu, des aventures mémorables. Et pas toujours glorieuses.

Le plat tourne parmi les invités, qui s'engueulent pour choper la dernière cuisse. Personnellement, je préfère le blanc, ce qui me permet de railler leur comportement infantile tout en sachant pertinemment que, le cas échéant, j'opterais exactement pour la même attitude.

- Bon alors, quoi de neuf les choupinous ?, demande Monica, un beau filet de graisse dégoulinant sur le menton.

- J'ai été promu chef de rayon !, s'exclame Gérald.

Gérald, c'est le naïf de la bande. Toujours content, toujours satisfait, pote avec tout le monde. Des fois, il m'énerve un peu, avec son côté Bisounours débonnaire.

- Super, tu vas enfin pouvoir remplacer le vieux tas de chiffons qui te sert de canapé avec ton augmentation, histoire d'accueillir tes amis avec la décence qui leur est due !, sussuré-je perfidement en connaissant d'avance la réponse.

- Bah, non, pas d'augmentation en vue. C'est la crise, tu sais. Mais ça me fait super plaisir qu'on me donne plus de responsabilités. C'est une preuve de confiance.

Un jour, je proposerai un nouveau sport olympique ; et je pressens que cette discipline s'appellera le "Lancer de pantoufles sur Gérald", allez savoir pourquoi.

- JK, je te sens moqueur, aurais-tu donc trouvé un quelconque emploi utile à la société qui t'offre la légitimité d'une telle conduite sarcastique ?, persifle Gontran de son ton hautain.

Le prototype du moralisateur condescendant. Depuis que Monsieur le baba-cool dreadeux travaille comme expert dans l'écolo-machinchose avec un salaire de trois-mille boules par mois, il ne se sent plus pisser.

Je tente d'utiliser ma gouaille légendaire pour me sortir de ce piège sournois tendu par la racaille hippie :

- Non, là je suis en phase de, euh, requalification. Pour me requalifier. Dans un autre domaine. Que celui d'avant. Voilà. Et toi, tu tritures toujours du crottin de poney sauvage dans ta ferme bio ? Au fait, tu t'es décidé à te laver les cheveux, ou tu te lances dans un élevage de cafards ?

Belle stratégie de contournement, garçon. Auto High-Five mental.

- Qu'ois-je ? Oui oui, c'est bien ce qui me semblait, j'entends le bruit d'un poisson agonisant qu'on essaye de noyer. Restons dans le sujet. Alors, toujours pas de boulot ?

Loupé. Tout le monde me fixe d'un air malfaisant. Je suis une victime.

- Disons que les opportunités n'ont pas été fabuleuses ces derniers temps. Vu que je ne peux apparemment pas exercer le métier pour lequel j'ai été onéreusement formé, et étant donnée ma relative propension à me lasser rapidement des petits jobs ingrats et éreintants payés au lance-pierres - honte absolue sur moi -, je suis un peu dans l'expectative. Si vous avez des idées à me proposer sur le thème de mon avenir professionnel, chers conseillers d'orientation en herbe, mon oreille vous est ouverte.

- Prostitue-toi, suce des grosses bites, ça paye bien !, lâche Julianne.

Je vous présente la dernière de mes acolytes, et non des moindres : ma copine Julianne. Adepte des sorties scabreuses, humour gras et douteux, régime alimentaire sujet à polémique, mœurs déviantes étudiées avec fascination par des générations d'ethnologues, pratiquante assidue de la religion du travailler-même-pas-en-rêve. Révoltant ! C'est presque moi avec une perruque et des nichons.

- Merci, mais je me respecte encore assez pour ne pas en venir à de telles extrémités. Je songeais à quelque chose de plus... intellectuel. Bien que je sois convaincu de posséder toutes les qualités physiques requises pour m'adonner de manière fructueuse à une telle carrière, clamé-je avec modestie.

- Tu devrais monter un One-Man-Show, le comique. C'est à la mode, en ce moment, et Internet permet de se faire connaître à moindre frais, propose Monica.

- Beaucoup d'appelés et si peu d'élus. C'est un peu comme jouer au loto, quand on n'a pas déjà le réseau adéquat.

- Si tu veux, je peux te dégoter un petit boulot d'été à la ferme. Rien de bien ambitieux, mais...

- Merci, Gontran, mais le crottin, j'ai déjà donné. Et puis, t'avoir comme patron, c'est encore un coup à finir en cadavre à faire disparaître sous une dalle de béton, ça... Je suis trop vieux pour ces conneries. Non, sérieusement, il me faudrait une activité qui me passionne vraiment, qui me permette de mettre en application ma créativité sans être bridé par une quelconque autorité castratrice. Peu importe le nombre d'heures, l'effort, l'investissement personnel, finalement. Tout ce que je veux, c'est un travail qui me plaise, dans lequel je me sente à l'aise et utile. Tout en gagnant masse fric, bien entendu, n'oublions pas l'essentiel !

- Tu adores dessiner, deviens dessinateur !, se lance timidement Gérald.

- C'est un peu vague, jeune homme. Dessiner quoi, pour qui ? De toute façon, mes faibles talents étant ce qu'ils sont, je ne crois pas avoir beaucoup d'avenir dans le domaine. Mais il est vrai qu'un de mes rêves d'enfant était de devenir dessinateur de BD.

- Si tu veux raconter des histoires, peut-être devrais-tu essayer d'écrire un roman, ou quelque-chose du genre ?, continue Julianne.

- C'est trop laborieux. Tous ces mots, ces phrases, ces lettres, qui doivent avoir un sens accolés ensemble... Brrr, rien que d'y penser, j'en ai des frissons. Et puis, là aussi, pour gagner suffisamment sa vie, c'est hardcore.

- Je regardais la télévision cet aprèm... Tu sais ce qui rapporte, sérieusement ? Jouer sur la crédulité des gens. Toutes ces pubs de "médiums" ou de "coachs en développement personnel", qui gagnent des millions d'euros en exploitant l'ignorance crasse. Grâce aux progrès de la technologie, aujourd'hui, tu envoies un SMS à un numéro surtaxé pour savoir si ta gonzesse te trompe ou si ta journée va être moisie. A l'autre bout, évidemment, un ordinateur qui répond automatiquement. Tu n'as pratiquement rien à faire et tu empoches un maxi paquet de blé, s'essaye Gontran, aussi appelé le-nettement-moins-vertueux-qu'il-voudrait-le-laisser-paraître.

- Je dirais : trop compliqué à mettre en place, trop de concurrence. Et puis, merde, c'est putain de malhonnête, pour qui tu me prends !

- C'est une blague, JK. Parfois j'oublie ta méconnaissance du concept de second degré.

- Haha ! A ce moment-là, autant monter ta propre secte, avec argent sale, prostituées, trafic de drogue, et tout le tintouin ! On deviendra tes Grands Prêtres, wouhou !, s'esclaffe Monica.

- Bon, vous me les brisez menu avec vos conneries. En tout cas, vous voyez bien que ce n'est pas si facile de trouver un emploi stable, quand on a choisi les mauvaises études.

- Ouais, ouais, cherche-toi des excuses !, continue (de me les briser avec toujours plus d'insistance) Gontran.

Je lâche un splendide rot aux relents méphitiques afin de saluer la délicieuseté du repas et de signifier à mes amis que cette conversation étouffante est dorénavant terminée. Ils captent parfaitement le message.

- C'est vrai que c'est plutôt délectable, dit Gérald. Bravo Monica !

- Vu le temps que j'ai mis à préparer la popote, la prochaine fois, ce sera chips / coca / jambon. Mais je suis pas mal fière du résultat, en effet. Dans mon infinie miséricorde, je vous autorise à m'applaudir.

Et, comme des cons, nous montons sur nos chaises et applaudissons à tout rompre, sans avoir la moindre idée des graines que nous venons de semer.


[Roman] Comment monter sa propre secte dans son jardin ?Where stories live. Discover now