[Roman] Comment monter sa propre secte dans son jardin ?

Chapitre 18

Plouc. Plouc.

Je sue comme un gros porc à l'agonie. De fines gouttes ruissellent tout le long de mon corps luisant, et vont s'écraser sur le parquet déjà gluant. Je transpire des zones habituelles et socialement acceptées comme le visage, les aisselles, les bras, les jambes ; mais aussi de contrées plus hostiles et inavouables. Des oreilles, des tétons ou du nombril, entre autres choses. Oh, et de mon paquet intime, j'en ai bien l'impression. Enfin, ce n'est pas le moment d'aller vérifier, surtout devant un million de téléspectateurs.

Vague flashback des cours de biologie période lycée. De l'eau, des minéraux, du lactate et de l'urée. Oui, oui. Des cailloux, du lait et de la pisse. La sudation, c'est uriner de partout en même temps, de façon irrépressiblement dérangeante. Je tiens vraiment à remercier mon foie qui réalise un travail formidable, quand il s'agit de libérer mon organisme de toutes les saloperies que je m'évertue à lui introduire. Mais, bro', si tu pouvais te retenir quelques minutes, ce serait vraiment sympa, parce que je me noie, là.

Ce n'est pas seulement la chaleur abominable qui est source de ma fontainisation, mais le stress incontrôlable qui s'est emparé de moi. Je vis cette causerie dans l'oppression la plus barbare qui soit.

- Monsieur Schutzenberg, vous avez éludé la question. C'est un Oui ou c'est un Non ?

Ta gueule, morue.

Parmi les invités, chacun a un rôle précis. Tout est codifié et symboliquement échafaudé.

La pétasse qui s'acharne depuis vingt minutes à me faire dire ce que je n'ai pas envie de dire, c'est le Bon Sens et la Morale. Une écrivaine engagée contre tous les malheurs de la planète, marraine de diverses associations humanitaires, bla bla bla. Je crois qu'elle ne m'apprécie pas beaucoup.

Le chauve à sa droite, un avocat à la retraite, personnifie la Loi. Il est chargé de déterminer si je suis seulement une grosse ordure, ou bien une grosse ordure qui va avoir de graves problèmes avec la justice.

En face de moi, une célèbre généticienne n'est autre que la Raison, le Savoir. Elle est plutôt mignonne, avec sa tignasse blonde.

L'animateur, lui, a abandonné depuis longtemps toute volonté de structurer le débat. L'hydre se nourrit de lui-même, et c'est parfait pour l'audimat.

Enfin, une ancienne adepte de la Scientologie - ou je ne sais plus quelle merde - doit suggérer la Pitié, l'Émotion. Elle pleure toutes les cinq minutes en évoquant son passé. Ouin ouin. Fallait pas être conne, aussi.

Et moi ? Je suis le méchant, l'individu à abattre, la raclure de chiottes à nettoyer au karcher de toute urgence. Mais la qualité d'un film dépend beaucoup de celle de son Vilain. Autant dire que j'ai un lourd fardeau sur les épaules. Moi, tout seul, je dois faire face à la Morale, la Loi, la Raison et l'Émotion. Ce n'est plus un combat, c'est une mise à mort planifiée.

Ah, oui. Le thème du débat ?

"Faut-il castrer les adeptes de sectes pour limiter leur expansion ?"

On ne fait pas dans la dentelle ici, non môsieur. De plus, voyez le raisonnement. Toute personne sortant de leurs conventions étriquées est malade ou manipulée. Notre organisation est donc forcément une secte. Enfin, toutes les sectes présumées se valent dans leur nocivité. CQFD : Jim Jones n'a qu'à bien se tenir, j'irai lui botter le cul en enfer. Nombre de prémisses et de raccourcis pour un débat soit-disant "équitable".

- Encore une fois, madame, cette question n'est pas du tout pertinente. Votre postulat initial est erroné. J'essaye de vous expliquer depuis tout à l'heure que nos enseignements ne reposent pas sur la Foi, mais sur des études scientifiques rigoureuses. Il s'agit d'une discipline parmi d'autres, et elle porte un nom : l'Incarnosophie. Toute comparaison avec une secte est donc incongrue. Cependant, si vous voulez mon avis, les Religions organisées sont bel et bien des sectes qui ont atteint un certain nombre d'adhérents et un poids écrasant dans la société. Pourquoi ne pas vous attaquer à elles, ancrées dans une vision clairement passéiste du monde, plutôt qu'à des chercheurs qui veulent faire avancer la connaissance humaine ? Ce serait beaucoup moins facile, probablement.