Chapitre 16

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Les autres en rigolent encore, mais moi, ça me fait peur, cette histoire. Aujourd'hui, c'est un excrément. Demain, quoi ? De la mort au rat ? Une grenade ? Le doigt d'un otage ?

La célébrité et le pouvoir ont leurs mauvais côtés. Outre la déconnexion au monde réel, on se fait un paquet d'ennemis. D'autant plus quand on est le leader d'un mouvement vu par beaucoup comme "sectaire". J'aime notre entreprise et ce que nous défendons, mais pas au point de risquer quotidiennement ma vie.

Mais eux, non, ils se marrent. "Haha, il a mangé du caca, le gros nul !". Ils ne veulent pas admettre que ce sont les prémisses de quelque chose de plus dangereux et effrayant qui nous arrive droit dessus.

Ça me travaille depuis longtemps. J'ai failli partir. Plusieurs fois. Leur dire que c'en était assez. Je regrette souvent ma petite vie tranquille, mon emploi de chef de rayon, mes horaires de travail réguliers. Mais je n'ai pas pu, ce serait les abandonner. Connaissant JK, il le considérerait comme un acte de haute trahison.

Évidement, sillonner le pays avec ses meilleurs amis, faire la fête non stop et être grassement payé pour cela, c'est cool. Chaque jour ne ressemble plus au précédent, c'est une libération face à la dictature de la monotonie. Mais pour combien de temps ? Les gens ne vont-ils pas se lasser ou prendre conscience de l'arnaque ? Nos contempteurs vont-ils finir par nous rendre la vie impossible ? A partir de quand le pouvoir et l'argent vont-ils nous pourrir de l'intérieur ?

Je suis coincé entre deux sentiments contradictoires : d'un côté, l'attrait de la liberté et de l'aventure ; de l'autre, celui de la sécurité et de la stabilité.

- Gérald, décoince-toi du cul, un peu ! On dirait que t'es constipé !, me lance JK sur un ton moqueur.

Je ferais un piètre acteur. Chaque particule de mon corps hurle bruyamment l'anxiété qui me ronge. Visage fermé, regard fixe, tics nerveux incontrôlables des pieds à la tête. Je dois vraiment faire peine à voir.

- Désolé, je n'arrive pas à me vautrer dans l'insouciance. Ça me fait flipper. Imagine si un mec se ramène avec une arme, la prochaine fois ? Tu lui riras au nez ?

- Je me suis déjà pris une balle, tu vois bien qu'elles ne me font rien ! Et je n'avais embêté personne, ce jour là. Tu sais, la vie est dangereuse. Tu peux glisser dans ta baignoire, avoir un accident sur le trajet du boulot, te faire zigouiller par un psychopathe, choper un cancer de l'anus à force de trop angoisser.

- Ce ne sont que des probabilités, mais notre espérance de vie a quand même bien diminué.

- De toute manière, celui qui prend des risques, c'est moi.

Il met le doigt où ça fait mal. Dans chaque guerre, il y a des victimes civiles. Contrairement à ce qu'il semble croire, sa mise en avant médiatique, parallèlement à notre relative discrétion, ne le transforme pas en bouclier humain infaillible. Les balles et les bombes ne sont humanistes que dans les films. Mais ça lui fait du bien à l'ego, de se considérer un peu comme notre maman oiseau qui nourrit et protège tendrement ses petits oisillons. Pourtant, ses grandes ailes ne nous mettront pas à l'abri d'une rafale de kalach.

Je baisse la tête, pour ne pas entrer dans un conflit inutile. Lâche ? Non, diplomate. Enfin, c'est ce dont j'essaye de me persuader.

- Ah non, j'ai trop investi dans toi pour repartir de zéro !, le brime Cunégonde. Et Dieu sait que je suis partie de loin. Interdiction de se faire tuer, sinon tu vas en entendre parler, mon coco !

- J'aime la façon dont tu envisages notre relation, chérie. Saine, respectueuse, compréhensive.

- Je me retrouve parfaitement dans cette description, rit-elle en l'embrassant. Tu as l'art de raconter et de donner vie à tes personnages.

- Espérons que le public, ce soir, pensera la même chose de ma prestation.

- Déstresse, comptesse, chuchote Monica. Même si tu te plantes sur la forme, étant donné ce qu'on va leur annoncer, ça passera inaperçu.

- Tu sembles bien sûre de ton coup, persifle Gontran.

La jeune black lui lance un regard du type "Ferme ta gueule gros connard ou je te l'explose à grands coups de barre de fer".

- Bah quoi ? Je ne voudrais pas qu'on se donne de faux espoirs.

- C'est clair qu'en se persuadant d'avance de notre échec, on ne court pas trop de risques..., le reprend-elle.

- Les médiocres ne risquent rien, car ils n'ont rien à perdre, marmonne JK sur un ton professoral, histoire d'enfoncer le clou.

- OK, OK, j'ai compris, je me tais. On verra bien. Mais si ce soir nous mettons la clef sous la porte, vous ne viendrez pas chialer.

En vérité, Gontran s'était montré particulièrement défavorable à notre opération du jour.

"A vouloir chasser la baleine, on risque de laisser s'échapper les petits poissons", avait-il annoncé, usant d'une métaphore étonnante pour un écolo mobilisé contre la surpêche. J'avoue qu'il n'a pas complètement tort. J'aurais sûrement dû lui apporter plus de soutien. Ce que le bad buzz donne, le bad buzz peut le reprendre. En cas d'humiliation télévisuelle sévère, c'est tout le système qui risque de tomber à l'eau. Ne sommes-nous pas en train de tuer la poule aux oeufs d'or ?

 - Ça te ferait jouir de me voir échouer lamentablement, hein, gros fils de pute ? Tu pourrais me sermonner, montrer que tu es le meilleur et retourner collecter des bouses de vache dans ta ferme, commence à s'emporter JK.  

- Stop victimisation, tu n'es pas le centre du monde. Mon ego n'a pas besoin de t'écraser pour survivre. Évidemment que je souhaite que tu fasses un tabac, ami.

Notre gourou en herbe a toujours été doté d'un certain caractère. Mais, ces derniers temps, il se montre vraiment irascible et sujet à des crises de nerf brutales. Tout va bien, puis, soudain, il explose comme une mine antipersonnel sous le pied d'un enfant. Auparavant, il se serait contenté de gérer le conflit avec une remarque cynique bien appuyée. Ce qui le laissait jadis de marbre prend parfois une tournure quasi-tragique. Je suppose qu'on doit mettre ça sur le compte du stress, et non sur celui de la célébrité montante. J'ose l'espérer.

Même Cunégonde semble l'avoir remarqué.

- Mon chéri, Gontran est un connard, mais les gens risquent d'être encore bien plus méchants avec toi ce soir. Il va falloir rester imperturbable et garder ton calme si tu veux convaincre le public de ton sérieux. Le JK sous le masque a le droit de bouillir, mais Wolfgang est un gentleman serein et patient.

- Tu n'auras qu'à les imaginer la bite à l'air, c'est ce que je fais toujours pour dédramatiser, complète Julianne.

Sur ces sages conseils, la voiture ralentit et Gontran ouvre la fenêtre à l'homme charpenté qui nous fait signe.

- Bonjour messieurs-dames ! Puis-je avoir vos papiers d'identité, s'il vous plaît ?

- JK, file ta carte, grogne le hippie, encore un peu vexé par la récente dispute.

- Mmmh... Je suis désolé, je n'ai pas de "Jean-Kévin Delamorue" sur ma liste.

- Oh, les cons. Cherchez à "Wolfgang Von Schutzenberg". C'est mon blaze, mec.

- Si vous n'avez pas de pièce d'identité à ce nom, ça ne va pas être poss... Ah mais oui, je vous reconnais ! Le gogole avec ses histoires de réincarnation, là ! Oui, oui, vous êtes attendu, Monsieur.

Le gardien ouvre la barrière du parking privé, alors que JK lui balance un gros doigt de la main gauche, accompagné d'un long regard assassin.

Nous voilà dans l'antre de la Bête.


[Roman] Comment monter sa propre secte dans son jardin ?Where stories live. Discover now