Chapitre 24

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- Oui, madame, je comprends bien. Ne vous inquiétez pas : votre dossier est entre les meilleures mains. Je ne suis pas encore en mesure de vous fournir de plus amples informations, car le protocole nécessite divers recoupements, mais nous avons récemment obtenu de nouveaux éléments qui s'annoncent prometteurs. Oui, c'est compris. Nous ferons tout le nécessaire pour mener cette mission à bien. Très bonne journée à vous également, madame. Au revoir.

L'homme aux cheveux gris en bataille raccroche le combiné, puis soupire avec lassitude. Collé à la patafix et dans un équilibre incertain sur le mur délavé, le calendrier des pompiers affiche seulement mardi ; pourtant, c'est déjà le troisième appel hebdomadaire de cette cliente. Il semblerait que le problème lui tienne particulièrement à cœur. Ou alors, richissime héritière qu'elle est, Madame de Saint-Saturnin a l'habitude que tout lui tombe tout cuit dans le bec, et l'impatience la rend anxieuse. Qu'on se le dise, de toute l'histoire du travail, le micromanagement n'a jamais poussé quiconque à turbiner plus efficacement.

Le quinqua fait coulisser un tiroir de son bureau verni et en sort une grosse pipe en bois et un paquet de tabac à moitié consommé. Il bourre cette première consciencieusement, craque une allumette, tire une longue bouffée et recrache tout aussi posément un épais nuage de fumée toxique. Et puis, pourquoi pas ? Il ingurgite un fond de verre de cognac qui traîne sur le bureau pour faire passer ça, et un autre pour la route. Pas de jugement, l'après-midi a été difficile. L'homme se caresse fébrilement la moustache, pousse le bric-à-brac qui s'amoncelle sur un coin du meuble vers un autre coin moins gênant, et ouvre son ordinateur portable.

* clic, clic *

Un air de jazz instrumental surgit des haut-parleurs de l'engin. Il ferme les yeux et exhibe un sourire satisfait. Voilà enfin une ambiance propice à une décontraction productive.

- Bon, ce dossier ne va pas avancer tout seul, murmure-t-il à lui-même tout en ouvrant sa boite mail.

Puis, survolant le message en provenance de son collègue sur le terrain :

- Peut-être que si, en fin de compte.

« JR,

J'ai rencontré le témoin. Il a confirmé le texte publié il y a quelques jours sur les réseaux sociaux. Bien qu'il ne puisse fournir de preuve visuelle de l'événement, il a identifié les deux protagonistes avec quasi-certitude, et m'a donné plus de détails quant aux conditions de l'échange et l'heure où celui-ci se serait produit. Ses affirmations concordent avec l'autre témoignage dont nous disposons, celui d'un agent SNCF déclarant avoir verbalisé Monsieur S. environ trois heures après la supposée rencontre. Un crime de billet de TGV Paris-Lyon non composté, je me suis senti obligé de vérifier au moins douze fois le mien pour le retour. Comme le cheminot, il n'a initialement pas fait le rapprochement, mais le comportement étrange de l'homme a attiré son attention. L'identité du deuxième interlocuteur ne laisse quant à elle guère de place au doute, celui-ci étant largement connu des habitants du quartier : sa permanence est localisée à une trentaine de mètres de l'établissement. Reste à creuser davantage, et à voir ce que nous pouvons tirer de cette découverte. »

Bien, bien. Visiblement heureux de l'avancée de son enquête, « JR » se ressert une dose de cognac pour l'aider dans ses cogitations.

Ainsi donc, le Messie en herbe fait ses petites cachoteries dans le dos de tout le monde. Qu'il ne désire pas être aperçu taillant une bavette avec ce tas de fumier notoire qu'est Grégorio Bolosovitch demeure facilement compréhensible. Même si, comme disait son ex-femme, « tout ça, c'est blanc bonnet ou bonnet blanc ». Mais alors : dans quel but le rencontrer ? En public, qui plus est ! Ces gens-là ne disposent-ils pas de locaux plus discrets ? Vu les profits indécents que l'un et l'autre ne doivent pas manquer de se faire au détriment de leurs ouailles, réserver une chambre d'hôtel ne semble pas non plus en dehors de leurs moyens. Sans oublier qu'en l'an de grâce 2030, la visioconférence est une technologie maîtrisée par tout un chacun depuis bien des lustres. Non, il doit y avoir une raison logique à tout cela.

Notre homme demeure quelques instants le regard dans le vide, pensif. L'alcool commençant à opérer son petit effet, il décide d'aller conduire ses réflexions au cœur du plus haut lieu de la recherche d'inspiration. Il se redresse lourdement, titube en direction de la sortie, actionne la poignée de la porte, effleure amoureusement la pancarte de métal indiquant « Jean-René Lafouine, Détective Privé », puis continue de louvoyer jusqu'au lieu d'aisance commun du palier.

Bien assis sur la cuvette, graduellement libéré de la pression sur sa vessie fatiguée, il rembobine l'histoire depuis le début.

Sur les réseaux sociaux, le premier témoin, un résident du 9ème arrondissement de la capitale, a évoqué « un accoutrement ridicule évoquant un mauvais film d'espionnage ». Or, un esprit chafouin pourrait penser que, dans ce milieu, rien n'est jamais laissé au hasard. Une comédie trop grosse pour être vraie ? Mais à quelles fins ? Provoquer le buzz doit s'avérer un motif suffisant pour deux tels zigotos. Pour ce faire, organiser une rencontre au vu et au su de tous, en compagnie de journalistes accidentellement présents au mauvais endroit, au mauvais moment et par une chance des plus hasardeuses, serait manifestement plus efficace. Sauf si l'objectif est de laisser courir la rumeur, tout en n'officialisant pas, afin de préserver une certaine image d'intégrité au sein de leurs communautés.

L'Inspecteur Lafouine se claque le front, dépité devant sa rigueur qui s'étiole. « Beaucoup trop de Si, pas assez de preuves ! ».

Assurément, la piste est valable, la situation louche, mais il a encore besoin de Faits. Du concret, du palpable, de quoi monter un vrai dossier à charge. Et puis, après tout, rien n'interdit à deux individus majeurs de boire un coup ensemble, que ce soit pour discutailler de la pluie et du beau temps ou de leur business pourri jusqu'à la moelle. En présumant que cette réunion en catimini ait bien eu lieu, ce ne serait pas un motif d'inculpation suffisant.

De retour au bureau, Jean-René se lance dans une partie de fléchettes. Il ne parvient cependant qu'à réaliser un score minable, car une autre théorie farfelue le turlupine.

Se pourrait-il que cet épisode ne s'avère être, au final, qu'un piège inélégant ? Que le pisté ait eu vent du contrat posé sur sa tête, et qu'il ait monté un stratagème pour se débarrasser en toute sérénité des empêcheurs de gourouter en rond ? Avec ce genre d'énergumène, assoiffé de pouvoir et d'argent, aucune roublardise n'est trop mauvaise pour faire taire les enquiquineurs, et aucune hypothèse n'est à écarter, du moins sur la base de la morale et de l'éthique.

Le détective détecte un mince filet de sueur s'épancher le long de son cou. Non. Des affaires, il en a vu d'autres, au cours de trente années de carrière. Et il s'est intéressé à des saloperies beaucoup plus dangereuses. Des tueurs en série, des psychopathes, un cannibale amateur de petits doigts frits à la poêle, une fois.

Mais... Il ne peut s'empêcher de gamberger.

Imaginons qu'au moins l'un des « témoins » ait été engagé pour servir d'appât ; dans le doute, il faudra procéder à un background check. Donc, un coup de fil au pote Grégorio, histoire de s'organiser un (faux) apéritif dinatoire entre confrères. Une narration bien ficelée, quelques mots clefs soigneusement sélectionnés pour apparaître en haut du fil d'actualités de quiconque s'intéresse de près au sujet. Confiant, le lapin sort du terrier, et là...

- Non, je deviens seulement parano avec l'âge, marmonne-t-il en vérifiant au cas où l'état de son Colt 45, presque légalement déclaré, mais surtout très utile en cas de pépin.

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⏰ Last updated: Feb 28 ⏰

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[Roman] Comment monter sa propre secte dans son jardin ?Where stories live. Discover now