Chapitre 6

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Je suis sur mon petit nuage.

Trois mois déjà. Les choses sont allées si vite, je n'en reviens toujours pas. Pourtant, les conditions étaient réunies pour un énième ratage monumental. À croire qu'elle m'aime vraiment pour ce que je suis, comme ils disent.

Ou alors, j'ai atteint un tel degré de loositude que me voilà même incapable de faillir correctement. J'échoue dans l'échec, en quelque sorte.

Ou bien ne me suis-je élevé que pour tomber de plus haut ?

Bah. L'avenir nous le dira.

Des fois, j'ai envie de hurler : "Sauve-toi, pendant qu'il est encore temps, pauvre folle !". L'abominable sensation d'être un imposteur, un opportuniste trop chanceux, me tiraille en permanence. Car Cunégonde est géniale. Chaque seconde passée auprès d'elle en vaut mille de mon ancienne et pitoyable vie.

Je sors du taxi et règle le chauffeur pour la course. Ce dernier fait vrombir le moteur du vieux tacot rouillé qui lui sert de gagne-pain et repart instantanément, sans même un signe de tête. Un fort grossier personnage - et si c'est moi qui le dis, c'est que ça doit être vrai.

Bon, évidemment, tout est loin d'être réglé. Aux dernières nouvelles, je suis encore chômeur, sur-diplômé, un brin misanthrope, et je passe le plus clair de mon temps à procrastiner. Mais une lueur d'espoir est apparue ; je me sens le courage d'avancer en douceur et de réaliser les efforts nécessaires pour que mes affaires s'arrangent petit à petit.

Le travail le plus colossal que j'ai entrepris est sur moi-même. Je me suis mis au sport. Le sport sans console de jeu ni télévision, autrement dit. Celui qui fait transpirer et perdre ce gras si durement acquis à grands coups de chips et de hamburgers. Pour ne pas le reprendre, je m'impose une alimentation un peu moins déséquilibrée. "Mens sana in corpore sano", affirmait je ne sais plus quel philosophe ignorant qui ne connaissait certainement pas les joies inégalables du Fast food.

Je prends également des cours du soir pour améliorer mes techniques de dessin. Et, au risque de paraître présomptueux, je suis passablement fier de mes progrès. L'objectif final étant de postuler l'année scolaire prochaine à une formation courte en Arts Appliqués. La sélection n'est pas tendre, mais tout s'avère plus facile quand on se sent soutenu et encouragé.

Sur le chemin, une passante agréable et distinguée m'arrête, afin de revendiquer une indus et le briquet l'accompagnant. Je lui réponds en bégayant. Hé, oui ; je suis maqué, pas aveugle. On ne se refait pas, que voulez-vous.

À une différence près.

Un bouquin feuilleté récemment stipule que l'amour débute à l'instant même où l'on distingue un fragment de l'être élu dans chaque personne rencontrée ; chaque visage, chaque sourire, chaque regard est une occasion potentielle de se rappeler ce qu'on apprécie tant chez celle qui fait battre notre coeur et qui nous manque à l'instant présent.

Ok, ok. Ce livre n'existe pas vraiment, et l'auteur de cette théorie n'est autre que votre serviteur. Putain. Je n'arrive décidément pas à assumer ce déferlement de mièvrerie. Mais c'est ce que je ressens. Parfois, j'aimerais que mon Moi du passé vienne mettre des tartes dans la gueule à mon Moi du présent, tellement je me dégoûte à être aussi con-con - fleur bleue.

Mais bon. Heureux sont les imbéciles ; et l'imbécile, dorénavant, c'est Bibi.

J'entre dans la pharmacie et m'insère dans une file d'attente.

Ce qui est triste, quand on a tout, c'est que l'on a peur de tout perdre. Ce que j'appelle le "Paradoxe du Riche", cet oppressé des temps modernes - on ne se rend pas compte, vu de nos confortables chaises de roturiers veinards. Alors, on stresse, on angoisse, et même, parfois, on psychote un chouilla en se gavant de glace à la framboise tout en pleurant comme une madeleine.

Malheureusement, ce sont souvent les effets de cette terreur irrationnelle qui ont pour fâcheuse conséquence la concrétisation du naufrage tant redouté. Ceci entraînant une tenace peur d'avoir peur, qui met encore plus la pression, et ainsi de suite dans une boucle infernale.

La nature humaine est une sale garce.

La pharmacienne me dévisage de ses superbes yeux gris. Égaré dans mes pensées, je n'avais point remarqué que mon tour était venu.

Une vieille dame grogne derrière moi, comme quoi "les jeunes ne savent vraiment que lambiner de nos jours". J'ai bien envie de lui conseiller d'aller s'occuper de ses félins qui schlinguent la pisse, puisqu'elle n'a que ça à faire de ses journées, mais l'instant n'est pas propice au débat d'idées.

J'ai d'abord un achat - que dis-je, une mission ! - à accomplir. Ne pas perdre le sens des priorités.

- Bonjour, une boîte de CAPOTES TAILLE LARGE, s'il vous plaît !

J'aime bien me la péter en société avec ça. L'apothicaire lève les yeux au ciel et fait glisser l'objet demandé sur le comptoir. La vieille rageuse, quant à elle, pousse un grognement outré. Je lui adresse un doigt bien senti en loucedé, avant de récupérer mon trophée et de me diriger vers la sortie.

Quoi qu'il en soit, pour le moment, la vie est plutôt cool. En plus d'une relative estime de moi-même et d'un gain substantiel de motivation, j'ai retrouvé cette chose dont j'avais depuis longtemps fait mon deuil, cette énergie vitale qui peut amener un homme banal à déplacer des montagnes : l'Ambition.

Car, c'est que je l'étais, ambitieux, à l'époque où...

* BLAAAAM *

(Cette onomatopée disgracieuse représentant le bruit de la lourde porte que je viens de me prendre dans la gueule.)

Estourbi, je ne capte pas immédiatement ce qui est en train de se passer.

- VIDE TA CAISSE, LA PÉTASSE ! Allez, plus vite que ça ! Et vous, tous à terre, et aboulez la moulaga !

Ce sont deux gentlemen cagoulés qui viennent de me péter quelques-unes de mes dents favorites. Ils auraient pu au moins s'excuser, les galopins.

La tronche en sang, je n'aperçois pas grand chose de la scène. Rien que du très banal pour un hold-up, je suppose, de toute façon. Jusqu'à ce qu'un des types s'approche de moi, histoire de me vider les poches.

Hé, mais... Cette petite barbichette grise dépassant de la cagoule, cette montre au bracelet de cuir, ce tatouage tribal... J'ai déjà vu ce mec ! Il y a seulement quelques minutes, en plus. Et il vient également de me reconnaître. Super.

- Putain de merde, je crois que ce connard m'a capté. Je veux dire, il connaît mon visage.

- Merde, putain, t'es sûr ?! Crie-le plus fort, surtout. Tant pis. Vite, descends-le et on se casse !

L'homme barbichu précédemment connu sous le titre de "chauffeur de taxi malpoli" me scrute, hésite, lève son flingue dans ma direction. Il tremble. Bizarrement, je reste stoïque. J'ai compris à son regard qu'il ne le fera pas.

Ou, plutôt, si.

Une déflagration. De la douleur, beaucoup. Du sang, partout. Une attente interminable. La sirène d'une ambulance. Trou noir. Plouf.

[Roman] Comment monter sa propre secte dans son jardin ?Место, где живут истории. Откройте их для себя