Chapitre 23

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« J'ai eu la chance de rencontrer personnellement Monsieur Von Schutzenberg. C'est un homme rigoureux et brillant, un cerveau tel que le monde en produit rarement. Nous possédons nos désaccords, bien entendu. Mais quel imbécile se priverait de telles avancées dans la connaissance de la nature humaine, pour de basses raisons idéologiques ? Sous prétexte qu'Einstein était socialiste, devrions-nous abandonner ses apports majeurs à la physique ? Il s'agit d'une question rhétorique, évidemment. Dans certains cas précis, nous avons le commandement moral de séparer l'homme de l'artiste ; enfin, du scientifique. L'incarnosophie, aussi balbutiante soit-elle, et aussi erronées que puissent demeurer une fraction des interprétations de ses fondateurs, constitue aujourd'hui un outil absolument formidable, une révolution qui ne demande qu'à être menée jusqu'au bout. Car, si nous devons en retenir une seule chose, c'est que chacun mérite sa propre situation. Selon cette doctrine, l'univers s'organise en un ordre harmonieux, où tous prennent leur place, non au cours d'une seule existence, mais à l'issue d'une multitude de vies. Les âmes fortes continuent de se perfectionner à chaque chapitre, tandis que les faibles creusent un peu plus lorsqu'une nouvelle chance leur est donnée. La défense de l'égoïsme au sens philosophique du terme prend ici tout son sens. Protéger l'héritage des générations précédentes face aux assauts des parasites de la société, tout en capitalisant pour celles à venir, n'est plus seulement un choix personnel, mais qui engage au cours des siècles. Alors, pour répondre à votre question initiale : non, le Professeur Von Schutzenberg et moi-même ne sommes pas concurrents, ou rivaux, comme vous dites ; mais tous les deux habités d'un même désir de recherche de la Vérité. »

- Bla bla bla, tu m'en diras tant, souffle l'homme brun au grand chapeau de cuir et à l'épaisse écharpe noire, fulminant de rage.

De larges montures solaires occultent ses yeux, bien que l'on devine quelques éclairs poindre à l'abri des verres fumés.

Attablé en terrasse d'un pub irlandais quasiment désert - rien d'étonnant un frais dimanche matin d'automne -, une délicieuse pinte de Guinness logée sur son sous-bock, il fait défiler de haut en bas et de bas en haut l'article ignominieux sur sa tablette. « Nouvelles Valeurs - L'information que personne ne veut vous faire lire », tonne le bandeau en haut de page, tandis que le titre juste en dessous annonce une « Incroyable entrevue avec le philosophe Grégorio Bolosovitch, père de l'objectivisme différentialiste ».

- Invente tes propres histoires, plutôt que de voler celles des autres, bougonne-t-il, provoquant un haussement de sourcils désapprobateur du tenancier des lieux, familier mais néanmoins las des habituels monologues des poivrots matinaux.

Le bougre enfonce le fédora luisant sur son crâne, et rehausse tout autant le morceau de laine qui lui enserre le cou et la moitié du menton. Le mot d'ordre semble être « discrétion », mais, s'il tient à ne pas se faire remarquer, son accoutrement a davantage tendance à produire l'effet inverse.

Quelques gorgées et roumèguades plus tard, un second individu prend place sur la chaise d'en face. Lui ne paraît pas s'enticher de l'anonymat : costume chic, eau de Cologne à déboucher les sinus et bibeloterie clinquante le rendent aussi visible qu'un néon au milieu de la cambrousse.

- Bonjour, Wolfgang, ou plutôt Jean-Kévin... Ou gentil petit gourou ? Scientifique en carton ? Quel sobriquet préfères-tu ?, s'enquiert le nouvel arrivant en lui tendant la paluche.

- Je préfèrerais que tu ne m'appelles pas du tout, riposte JK, ulcéré, en déclinant sa poignée de mains. Trêve de papotage, qu'est-ce que tu veux ? Je n'ai pas toute la journée.

- La même chose que toi, mon grand. Optimiser nos investissements respectifs, par le biais d'une collaboration juteuse.

- Arrête ton char, tu représentes l'exact opposé de tout ce pour quoi je me bats. Tu en as conscience, j'espère ? Malgré ta gymnastique mentale capillotractée et autres circonvolutions grossièrement étalées dans les médias, rien ne nous rapproche, toi et moi.

Le gaillard musclé sourit de ses dents bien trop blanches pour appartenir à un type honnête, et avance la tête dans sa direction afin de mieux chuchoter à son oreille.

- En effet, et le dégoût est réciproque, je te rassure. C'est pour cela que nous pouvons être utiles l'un à l'autre. Nous sommes complémentaires, tu ne le vois donc pas ? Pas les mêmes objectifs, pas le même public, des sources de revenus différentes, peut-on dire... Mais nous devrions pouvoir nous accorder sur une base commune, et, ensuite, nous écharper dessus.

Le gérant du bar interrompt leur conversation afin de prendre la commande. Il se voit demander sèchement un virgin mojito et un paquet de chips au poulet. Alors, dans un sourire machiavélique, Grégorio reprend son argumentaire à voix basse.

- Es-tu assez ignorant de l'Histoire pour ne pas avoir pressenti que certains de tes « concepts » allaient être récupérés sauvagement ? Cela fait des siècles que l'idée de réincarnation est invoquée comme justification de l'ordre social, châtiment des dominés ou récompense pour les dominants. Dans le même ton, l'illusion d'un Paradis après la mort s'avère un outil de manipulation tout à fait convenable. « Les premiers seront les derniers », quelle astuce marketing extraordinaire, tu ne trouves pas ? Mais lier cela à la technologie moderne, et de manière crédible, j'avoue, c'était bien joué.

- JE NE VEUX RIEN AVOIR AFFAIRE AVEC TOI, s'indigne Wolfgang, faisant dorénavant fi de toute discrétion. Regarde bien mes fringues : je ne veux même pas que l'on nous aperçoive dans la même pièce. Tout, chez toi, me donne envie de dégueuler. Tes manières condescendantes, ta fausse familiarité, ton intérêt simulé, ton look de poseur, tes discours sortis d'une benne à ordures des années 40, j'en passe et des meilleures. Laisse-moi tranquille et retourne pigeonner tes vieux riches blancs.

- C'est de bonne guerre, ma foi. Alors, pourquoi as-tu répondu présent à mon appel, si je suis le diable incarné ? J'imagine que tu as un emploi du temps bien chargé.

Depuis enfant, on nous répète qu'il n'y a pas de question bête, et celle-ci semble au contraire des plus pertinentes. Le Professeur marque une pause, essayant de structurer sa pensée plus clairement et de choisir soigneusement ses mots. Ne parvenant pas à un résultat satisfaisant, il embraye à toute allure.

- Cela va paraître étrange mais... Tu as évoqué le fait que tu avais rêvé de moi, l'autre jour. Je désirerais en savoir davantage. Et épargne-moi tes blagues scabreuses.

L'autre balance la tête en arrière et éclate d'un rire tonitruant.

- C'est ça qui t'intrigue ?, s'esclaffe-t-il. Une bête histoire de rêve ? À dire vrai, je m'en souviens à peine, mais cela a provoqué un déclic. Toi et moi, nous aurions intérêt à nous affronter en place publique. Un échange d'articles enflammés, un débat à la télévision, je te laisse le choix des armes, tant qu'elles provoquent l'attention médiatique. Le match du siècle, tu imagines : le combat des gourous ! C'est du gagnant-gagnant. Tu as déjà un pied dedans, quoi qu'il en soit. J'ai aperçu ma poignante interview en plein écran sur ta tablette, j'espère que tu l'as appréciée. Il va falloir répondre à ça, si tu ne veux pas froisser tes fanboys.

Plus rien à tirer de cette conversation. Jean-Kévin se lève brusquement, jette un billet sur le comptoir, et, sans même un aurevoir, se précipite vers la porte de sortie.

- Que le meilleur gagne !, scande Bolosovitch d'un ton joyeux, en accueillant l'arrivée de son cocktail et de ses fines tranches de pommes de terre frites dans l'huile sous le regard d'un serveur médusé.

Quelques minutes plus tard, Schutzy marche hâtivement dans les rues sales de Paris. Il y a une bonne heure de trajet retour jusqu'à la gare, mais sa promenade l'aide à réfléchir. Quand même, ce hasard... Un hasard, vraiment ? Et s'il y avait quelque chose de vrai, finalement, dans tout ce bazar, dans ce cauchemar, dans cet affreux brouillard ?

[Roman] Comment monter sa propre secte dans son jardin ?Où les histoires vivent. Découvrez maintenant