Chapitre 10

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Il est deux heures du matin. Cunégonde m'embrasse sur la joue gauche et va se pieuter, me laissant seul devant la lumière blafarde de mon écran d'ordinateur. Depuis que j'ai commencé à écrire, elle m'appelle JK Rowling. Ce que je prends pour un compliment, même si je doute que le prénom de l'auteure d'Harry Potter soit exactement Jean-Kévin.

Bon. Il faut que je l'avance, ce putain de livre.

Je n'aurais jamais cru cela si compliqué.

Nous sommes six sur le coup, pour rédiger environ une centaine de pages. Pas la peine de faire plus, sinon personne ne les lira. Ce sera même amplement suffisant pour exprimer en large et en travers notre message. Facile, quoi ! En théorie. Parce que, dans les projets collectifs, les charges ne sont jamais vraiment réparties de manière égalitaire.

N'avez vous jamais remarqué ? Qu'il s'agisse d'un projet d'école, pro ou bien personnel, il y a souvent les mêmes archétypes qui reviennent.

Le premier : le gars que l'on voit seulement au début et à la fin, et qui est toujours plus "occupé" que les autres. Par exemple, un Gérald angoissé par les récents licenciements abusifs perpétrés au sein du magasin. A tel point qu'il choisit de gaspiller tout son temps libre en heures supplémentaires non payées, au lieu de s'adonner à une activité utile à la communauté, idéalement se mettre des grosses races velues entre amis ou travailler sur notre ouvrage.

Ensuite, la personne de bonne volonté, mais qui, par son incompétence, fait perdre plus de temps aux autres qu'autre chose. Cc Julianne et ton expresion écritte nivo CE2... on n'écrit pas une Fan Fiction de One Direction mais un texte sacré, bordel de bite à queue !

Il y a aussi celui qui gonfle tout le monde en critiquant beaucoup, mais ne proposant jamais rien de concret. Sans vouloir balancer, je vous laisse deviner de quel Gontran il s'agit. Léger indice pour vous aider dans cette tâche ardue au possible : c'est Gontran.

Sans oublier le passionné, qui voudrait que tout soit parfaitement agencé dans les moindres détails, et qui va vous sortir un bon gros bulldozer des familles pour construire un château de sable. Échec assuré, sauf si vous disposez d'un millénaire ou deux. "Le mieux est l'ennemi du bien", Monica.

Enfin, le dernier et non des moindres : le type qui court partout, papillonne entre les autres, demande en permanence des informations à tout le monde, se documente en profondeur, et n'ose au final prendre aucune initiative par crainte de déplaire. Pas méchant, pas fainéant, pas dénué de talent, mais surtout pas des masses productif. Ma femme, cet éternel mystère : je me demande comment elle se débrouillait lorsqu'elle devait conseiller des entreprises du CAC40 sur leur politique de communication, alors qu'elle n'est elle-même pas foutue de prendre la moindre décision.

Quoique, tout bien pesé, c'est sûrement elle dont la présence est la plus bénéfique au groupe. Peu importe le volume d'encre brut jeté sur le papier. On ne fait pas grandir une plante en tirant obstinément sur sa tige - quoique j'aime bien quand on tire sur la mienne -, mais en la cultivant avec amour, en l'arrosant, en prenant soin de sa terre nourricière. Cunégonde est un peu notre coach. Elle nous motive, nous complimente, créé des liens entre nos idées éparses. Elle est la seule à garder une vue globale de l'avancement du projet, en investissant de son temps pour discuter et comprendre chacun de ses collaborateurs. Elle rend fertile l'écosystème dont nous avons besoin pour progresser.

En fait, la participation à une telle entreprise est difficilement quantifiable, à rebours de cette tendance idiote voulant chiffrer tout ce qui bouge. Ceux qui font le plus de bien à la collectivité, les artistes, les poètes, les philosophes, les associatifs, sont souvent considérés comme d'odieux parasites, car ils ne créent pas de valeur palpable. Tiens, c'est un truc qu'il faudra que j'incorpore à mon texte, ça. Valoriser la contribution émotionnelle sur le purement matériel. Gontran doit avoir une sale influence sur moi, je crois que je suis en train de devenir un putain de hippie.

Quant à moi, c'est le soir que je suis vraiment efficace. Probablement car mon esprit est plus tranquille. Moins de distractions sonores et visuelles, moins d'événements impromptus à gérer. Le simple fait de savoir que le monde dort paisiblement et qu'il ne viendra pas me casser les noix suffit à entraîner une baisse conséquente de mon anxiété. Alors, je suis devenu un écrivain-hibou, un déphasé, un marginal de l'emploi du temps. Oui, un marginal, car, un jour, la société a décrété qu'il était inconvenant de se coucher tard et de se lever en conséquence, que les gens respectables devaient suivre les mouvements du soleil comme autant de zombies accordés jusque dans leurs horaires de sommeil. C'est dommage. Fort heureusement, je me torche le cul de ce que pense la société. Tout est donc pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.

Afin de soulager ma peine, je dispose d'un allié précieux. Le café est une drogue. Dans le bon sens du terme. Il me permet de rester concentré, il désinhibe ma créativité. Chaque artiste a sa came favorite, son essence pour faire tourner le moteur. J'apprécie aussi l'alcool, sauf qu'écrire bourré, c'est comme essayer de faire un cunni en mangeant des chips, c'est théoriquement possible mais on se rend vite compte que le résultat est dégueulasse.

Chaque paragraphe est un accouchement dans la douleur, quand on est perfectionniste. La quantité d'heures de turbin que peuvent nécessiter quelques lignes est astronomique.

Dépasser l'angoisse de la feuille blanche, savoir de quoi parler. L'écrire. Relire. Se rendre compte que ça ne va pas. Chercher une manière de l'exprimer autrement. Ne pas trouver. Déprimer. Jusqu'à obtenir une tournure de phrase satisfaisante. Se relire. Kiffer. Revenir à la première étape pour le paragraphe suivant. Aller se coucher. Reprendre le lendemain, relire et ne plus aimer. Tout effacer, détruire son ordinateur à coup de masse et brûler sa maison.

D'autant que le style, ce n'est que la partie simple. Car une fois que les lettres forment des mots, puis des phrases, puis des paragraphes, et enfin des chapitres acceptables, il y a l'ensemble. On ne dirait pas, comme ça, mais écrire un livre, c'est bâtir une cathédrale. On peut avoir des poutres, des briques et du ciment de bonne qualité, si on les assemble n'importe comment, tout s'écroule, ou bien on se retrouve avec des pissotières au milieu de la sacristie et des bancs plantés sur le toit. Pas super en hiver, on se caille les miches. La crédibilité, la cohérence, la dynamique, l'homogénéité sont autant de facteurs à prendre en compte. Difficile de ne pas se contredire à un moment ou à un autre, quand on ne se rappelle déjà plus ce que l'on a pondu la veille.

Et, bien sûr, cela vire à l'horreur absolue, quand on est sur un travail collectif où chacun pose sa pêche sur le papier en se disant que c'est la pêche la plus jolie de tous les temps, mais qui ne s'accorde absolument pas avec la pêche du voisin.

Avouons que nous ne sommes pas très prolifiques.  


[Roman] Comment monter sa propre secte dans son jardin ?Where stories live. Discover now