Chapitre 17

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Deux gorilles nous accompagnent jusqu'aux loges.

J'avoue être un peu déçue par les locaux de la chaîne. Des bureaux, encore des bureaux, toujours des bureaux, rien que des bureaux, impersonnels et semblables les uns aux autres, alignés à perte de vue. Une déco totalement fade et dénuée d'originalité, pour ne pas dire inexistante. Un silence de mort dans les couloirs, si ce n'est à un moment donné le bruit étouffé d'une prise de bec entre collègues. Ça s'éclate grave dans le coin, youhou.

C'aurait pu être le siège d'une banque ou d'un fabriquant de slips qu'on n'aurait pas vu la différence. Je m'attendais à quelque chose de... je ne sais pas, quelque chose de plus folichon, qui envoie des paillettes.

Bon, étant issue du milieu de la Com', je ne suis pas née de la dernière pluie. Je sais que sous les maquillages et les sourires forcés des présentateurs vedettes, il y a des hommes au coeur aussi aride que Monsieur tout le monde. Ce ne sont que des produits marketings, des figurines étalées sur une vitrine de supermarché. La Télévision est l'aboutissement du grand Spectacle contemporain, l'apogée du Paraître sur l'Être. De là à penser que le centre névralgique du Divertissement moderne était aussi ambiancé qu'un kolkhoze Nord-coréen...

Au moins, la loge est spacieuse. Il y a des canapés en cuir, un mini-bar, une cuisine, une salle de bain et un coin dodo. Mon doux et tendre va directement se jeter sur le lit, sans prendre la peine de quitter ses chaussures. Julianne fonce tout droit vers le frigo, suivi par un Gontran nourrissant l'espoir d'y trouver quelque végétation à grignoter. Pour ma part, je me sers un délicieux Whisky-Coca sans Coca.

- Je crois qu'il angoisse un peu, me chuchote Monica.

- Tu m'étonnes. Il va se désintégrer sur le plateau, ouais. Combustion spontanée. Pouf, comme ça. Je connais quelqu'un qui connaît quelqu'un à qui c'est arrivé. Histoire vraie.

- Eum, oui, certainement, répond la Black d'un ton narquois. Mais, sérieusement, tu n'as pas une idée pour l'aider à décompresser ?

Elle remue brièvement les sourcils d'un petit air coquin.

- Oh, si tu savais, couiné-je. En ce moment, c'est le calme plat. Ça doit faire au moins... Pfiou, longtemps. Un vrai panda. Il n'a pas du tout la tête à ça. Ni la tête, ni autre chose, d'ailleurs. Je commence à me demander si ce n'est pas de ma faute. Avec tout ce laisser-aller...

- Mais non, tu es BAN-DANTE ! Tu peux me faire confiance là-dessus. Sois fière de tes formes, j'en suis grave jalouse !

- En tout cas, niveau libido, c'est pas vraiment ça.

- Demande à Gontran de te filer un peu de poudre de perlinpinpin ? Celle au gingembre-bio-commerce-équitable-trucmuche.

- Tu es la première à te foutre de sa gueule quand il nous chante les louanges de ses "médecines" naturelles.

- L'effet Placebo, meuf ! Et puis, ça ne peut pas faire de mal. Enfin, je suppose.

- Mouais. En attendant, mon adorable petite founette est plus sèche que le Sahara en plein mois d'août. Désespérant.

Je soupire ; la belle ingénieure me prend dans ses bras pour me consoler. Ah, si j'étais lesbienne... Elle serait la femme parfaite.

- J'ai entendu le mot "founette" ?, ricane une voix.

- Tu peux pas comprendre, discussion de filles, Juju, l'envoie chier Monica.

- En tout cas, moi, je n'ai pas à me plaindre de ce côté là, réplique-t-elle. Célibat + Célébrité = Jackpot. Tu devrais essayer.

Elle aimerait surtout en profiter pour me voler mon gars, ouais ! Elle croit que je ne la vois pas, à lui tourner autour ? Ça va qu'elle est... Enfin, bref.

* TOC TOC TOC *

C'est une quadragénaire fort élégante qui vient s'occuper de JK. Maquillage, relookage, toilettage, pomponnage, toutes ces petites choses en "-age" qui vous font paraître acceptable aux yeux du grand public. "Du format-age, surtout", se plaindrait-il. Malheureusement, quand on veut profiter d'un système, il faut se plier à ses règles, aussi absurdes soient-elles. Le plus délicat est de ne pas se faire happer pour n'en devenir qu'un pantin.

Et ce n'est pas la moindre de mes craintes. Le voir s'éloigner. Pas physiquement : qu'il s'éloigne de sa propre personnalité. Je pense que malgré tous les bouleversements survenus dans nos vies respectives, à une allure somme toute assez élevée, nous avons réussi à ne pas trop changer et à rester authentiques. Il me semble toujours le même JK que j'ai rencontré il y a trois ans, si impertinent, spontané, irrésistiblement réfractaire à tout ce qui contreviendrait à sa nature. Mais avec quoi jugeons-nous ? Si nous devenons des salopards de vendus, serons-nous capables de le remarquer ?

Il faudrait un regard extérieur et objectif. Difficile à obtenir, puisque nous avons rompu les ponts avec la majorité de nos connaissances. Notre petit groupe s'est resserré, mais en laissant derrière lui nombre d'orphelins. Entre les pérégrinations incessantes à travers le pays, difficilement compatibles avec toute vie sociale, et ceux qui sont dégoûtés par ce que nous faisons, il ne reste plus grand monde. En dehors de notre bande, nous n'avons plus que des amis jetables et éphémères, partenaires de bringue kleenex ou coups d'un soir, souvent plus intéressés par notre succès médiatique que par nos individualités et nos problèmes.

En passant, il est triste de songer que le couple d'amis grâce à qui nous nous sommes connus ont été les premiers à nous larguer. Comme un chien qu'on laisse au bord de l'autoroute la veille des vacances. L'équivalent de briser par SMS une relation amoureuse de dix ans, version potes. Par SMS, d'ailleurs, ils nous l'ont dit cash : "nous ne voulons rien avoir à faire avec des salauds qui profitent des gens pour se faire de la thune, adieu". Nous n'avons même pas eu l'occasion d'expliquer notre vision des choses. Bonjour l'ouverture d'esprit.

La maquilleuse toussote afin d'attirer mon attention. Perdue dans mes pensées, je n'ai pas vu le temps filer. Il est presque l'heure.

- J'ai l'air d'un connard d'homme politique, rouspète mon chéri.

- Oui, mais un connard d'homme politique très sexy, le rassuré-je.

- Et malgré toutes les bêtises que tu racontes, certainement beaucoup plus honnête que la majorité d'entre-eux, continue Monica.

- Moi, je voterais pour toi, conclut Gérald.

La femme nous mène aux coulisses du studio. De là, nous apercevons le plateau. Il a l'air beaucoup plus petit qu'à la télévision. Et le présentateur beaucoup plus grisonnant. Magie de l'image.

L'émission a déjà commencé. Le concept est simple : des invités en manque de couverture médiatique débattent sur deux ou trois sujets d'actualité, en principe très polémiques. Les sujets en question, ainsi que la liste des participants, sont tenus secrets jusqu'au dernier moment. Sur un grand écran derrière le public, le thème de la discussion actuelle s'affiche en grosses lettres rouges : "Faut-il légaliser la torture sur les enfants pour mieux combattre le terrorisme ?". Voilà qui est prometteur et digne d'un milieu de vingt-et-unième siècle.

Évidemment, tout est fait pour que le débat s'envenime et parte dans tous les sens. Il faut choquer, il faut buzzer. Outre le mystère savamment entretenu, les radiateurs sont poussés au maximum, il est interdit de se désaltérer, des lumières psychédéliques ainsi que des jets de fumée réguliers finissent de désorienter les protagonistes. La difficulté, dans tout cela, va être de ne pas passer pour un crétin, tout en faisant circuler notre pub.

Les invités se lèvent et serrent tour à tour la main de l'animateur.

Il annonce d'un ton serein le motif de la prochaine joute verbale.

Oh, bon sang. Quelle bande d'enfoirés.

[Roman] Comment monter sa propre secte dans son jardin ?Wo Geschichten leben. Entdecke jetzt