Chapitre 2

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Je m'appelle Jean-Kévin. Non, non, sérieusement. Je m'appelle Jean-Kévin, pour de vrai.

Je n'ai jamais totalement su comment l'idée d'un tel prénom avait pu germer puis prendre racine jusqu'à devenir l'évidence même dans l'esprit de mes géniteurs adorés - certainement pas en étant nourrie d'un grand soleil intérieur -, mais les faits ne mentent pas. Jean-Kévin, c'est mon blaze. Jean-Kéké pour les intimes, voire JK.

Bon, à leur décharge, concédons qu'il serait difficile pour des personnes malintentionnées de trouver un surnom plus dévalorisant que l'appellation d'origine. Et puis, disons que ça possède un côté quelque peu atypique, annonciateur d'une certaine fantaisie que l'on ne peut que désirer chez tout individu. Ah... Quelle gymnastique mentale ne faut-il pas faire pour se consoler.

Mais voilà, s'il n'y avait que ça. Ma conception et ma naissance ne sont que les deux drames originaux de la catastrophe que constitue ma vie.

Ouais, je sais. Vous vous dites certainement : "Encore un type qui passe son temps à se lamenter et à pleurer sur son sort, alors qu'il n'est pas plus à plaindre que la majorité de la population". Peut-être, je n'ai pas la capacité ni la prétention de pouvoir en juger.

Mais, avouons-le franchement, mis à part quelques chanceux personnages qui ont le privilège de vivre quotidiennement de leur passion entourés des gens qu'ils aiment, nous gesticulons tous dans une grosse flaque de merde noire et malodorante que nous appelons pudiquement "l'existence", nous débattant maladroitement en chaque instant pour garder la tête hors de l'eau nauséabonde et en ne sachant jamais jusqu'où la prochaine canalisation de chiottes va nous guider.

Un exemple ? Pas très difficile à trouver. Se faire détruire les tympans chaque matin par un réveil à la con, pour aller gagner dans la sueur et le sang l'aumône qui nous servira à bouffer et dormir afin que tout recommence le lendemain, jusqu'à devenir vieux, baveux et inutiles à la société.

Le train-train de la "majorité de la population" ne me semble ainsi que très moyennement excitant, et il en est donc tout autant du mien. Ce qui me donne le droit inaliénable et quasiment constitutionnel de ronchonner, CQFD.

Socialement parlant, pourtant, je n'ai pas à rougir, je suis chercheur ; dans le domaine de l'emploi, si vous voyez où je veux en venir. J'erre d'entretien en entretien, de petit boulot en petit boulot.

Point de mauvaise volonté là-dedans. Ni de manque de formation, d'ailleurs. Non, j'ai un beau Baccalauréat, augmenté de cinq laborieuses années d'études. Un joli diplôme tout blanc, accroché sur mon mur, contrastant avec le papier peint jaunissant. C'est ma plus grande fierté, et le fruit d'un long travail enthousiaste. Cependant, dans mon domaine d'expertise - les langues mortes d'Amérique du Sud -, les opportunités ne font pas de jogging matinal en survêtement dans les rues. Et puis je suis trop jeune, ou trop vieux, ou pas assez diplômé, ou surdiplômé, ou je suis en carence d'expérience professionnelle... "de toute manière, on n'a pas d'argent pour vous, et puis c'est plutôt louche que vous n'ayez jamais rien trouvé auparavant, cher monsieur (sous-entendu grassement : le parasite assisté), on vous rappellera, bisous baveux". La plupart du temps, c'est un mélange de tout ça, en fait.

Un grand philosophe parmi mes professeurs à l'université nous a un jour proclamé : "les entretiens d'embauche, c'est comme vendre son corps au plus offrant ; ils cherchent le petit cul parfait qu'ils pourront sodomiser à souhait, quand ils veulent et pour pas cher, mais qui n'existe pas dans le monde réel". Certes, il arrivait complètement saoul en classe tous les jours, et s'est fait renvoyer pour trafic de fausses notes, mais je comprends aujourd'hui beaucoup mieux toute la douloureuse portée de cette phrase.

D'ailleurs, en évoquant ce sujet délicat que sont les relations intimes, il ne vaut mieux pas que je vous parle de ma "vie sentimentale". Non, sérieusement. C'est personnel. Et un poil affligeant, aussi. Circulez, y'a rien à voir.

Bon, OK. Mais c'est bien parce que j'ai envie de me faire plaindre.

Voilà. Il y a cette meuf. Elle est un peu potelée. Et rousse. J'entends déjà les commentaires venimeux qui ne manqueront pas de venir exciter les langues de vipère de certains ; si tel était le cas, je vous prierais instamment et avec la plus grande courtoisie d'aller vous faire voir. Donc, OUI, elle n'obéit pas aux stéréotypes des couvertures de magazines, a des grains de beauté plein la tronche, et je la kiffe un max, comme jamais je n'aurais pu l'imaginer. Soyez assurés que ça me fait chier de l'admettre car, avant cela, je n'étais pas vraiment du genre fleur bleue, bien au contraire.

Je l'ai rencontrée il y a environ deux ans, à la pendaison de crémaillère d'un ami commun. Par coïncidence, elle habite à seulement quelques pâtés de maison de chez moi, ce qui implique que je la croise régulièrement dans la rue ou les transports en commun, ainsi qu'à diverses occasions de festivités sociales souvent liées à l'ami susmentionné.

Bref, juste assez de contact pour ne pas l'oublier, mais insuffisamment pour que j'ose entreprendre une stratégie de séduction un tant soit peu construite. Et ce même en faisant abstraction des immenses difficultés que j'éprouve à lui adresser la parole sans perdre tous mes moyens. Ce qui est assez ironique, quand on me connaît, moi qui pourrais me balader nu comme un ver dans le quartier sans ressentir la moindre gêne. Je suis donc bloqué dans une situation pour le moins inconfortable.

C'est bon, vous savez tout. Satisfaits, petits paparazzis du dimanche ?

Heureusement, il me reste quelques satisfactions dans la vie.

Dormir, manger et picoler, bien entendu, comme chaque citoyen qui se respecte. Et puis, le dessin : je ne suis pas très doué, mais j'aime beaucoup griffonner des trucs bizarres, sur des feuilles qui traînent, des murs, des tables, voire des membres humains. Particulièrement quand on a le malheur de s'endormir à proximité de moi et d'un feutre indélébile.

Mais, surtout, il y a les Potes, avec un grand P, les chanceux qui ont le désagréable honneur de me supporter. Pas les connaissances, les amis d'amis ou les compagnons éphémères d'un mois de boulot ou de formation, qui nous assènent un sempiternel "faut qu'on se voit un de ces quatre !" lorsqu'on tombe sur eux au détour d'une rue, mais qui n'auront jamais la moindre minute à nous consacrer. Je parle de ceux qui nous soutiennent au quotidien, sur qui on sait qu'on peut compter en cas de coup dur, et qui sont prêts à participer à une course à poil en caddie pour nous sauver la mise - vieille histoire que je préfère garder confidentielle.

Ah, oui. Histoire de conclure le portrait, on dit aussi parfois de moi que je suis un individu pessimiste, cynique, dépressif et potentiellement nocif à mon entourage. Par "on", j'entends principalement ma famille proche et mes plus ou moins cinq psys successifs. Comme les verres en soirée, j'ai arrêté de compter. Moi, j'appelle ça tout simplement du réalisme. Chacun sa manière de voir, bande de rustauds intolérants.

[Roman] Comment monter sa propre secte dans son jardin ?Où les histoires vivent. Découvrez maintenant