Chapitre 8

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Ce qu'il y a de pire, avec un malheur, c'est qu'il n'arrive jamais seul.

N'avez-vous jamais remarqué ? Il suffit qu'un truc commence à aller de travers, pour que tout dans votre vie parte rapidement en couille.

C'est ainsi qu'à peine sorti de l'hôpital, ma petite amie m'annonça qu'elle venait de se faire licencier. Pour "incompatibilité d'humeur". En d'autres termes, elle avait enfin avoué à sa connasse de patronne tout le bien qu'elle pensait d'elle, de ses pratiques managériales quasi-esclavagistes et, d'après ce que j'ai compris, de divers de ses attributs physiques intimes comme "son gros cul de vache obèse" et "son haleine putride de hyène vénale".

Ce qui, en plus d'assurer son renvoi immédiat sans indemnités et un blacklistage de la profession de Conseiller en communication, devrait aussi la mettre à l'abri pendant un bon moment de ce fléau sociétal qu'on appelle l'emploi. Je suis fier d'elle, d'une certaine manière ; l'honnêteté et la franchise sont les marqueurs d'une relation professionnelle saine.

Nous voilà donc deux chômeurs sans le sou. Ou, plutôt, endettés jusqu'au trognon, puisque nous avons réalisé un emprunt il y a quelques semaines afin d'acheter un tout nouvel engin de locomotion à quatre roues.

Exit le voyage au Mexique en amoureux que nous avions planifié pour cet été. Exit, également, la possibilité de vendre quelques unes de mes "oeuvres" à des fanzines comme je le faisais depuis trois mois afin de mettre un peu de beurre dans les épinards, mon handicap me privant définitivement de mes maigres facultés de dessinateur.

Je suis tellement en colère contre le destin que j'ai dépassé le stade de l'énervement et de la manifestation d'agressivité. Si exaspéré que je n'ai même plus le coeur à rouspéter contre tout ce qui bouge. C'est pour dire.

- Notre vie c'est de la merde, glissé-je mollement à ma compagne de misère.

- Non, chéri. LA vie c'est de la merde. Ne soyons pas si égocentriques.

Nous sommes affalés en sous-vêtements sur le canapé depuis je ne sais combien d'heures, tels deux vieux babas-cool défoncés en train de redescendre de leur trip enfumé. Le temps est juste une statistique, quand on n'a rien à foutre des ses journées.

- Et si c'était un signe ?, me susurre-t-elle.

- Gné ? Un cygne ? Je déteste ces piafs. Moches, méchants, trop de plumes, gustativement inintéressants.

- Je ne sais pas. Notre rencontre. Puis toute cette succession de désastres qui nous dégringolent sur le coin de la tronche. On dirait que Dieu essaye de nous envoyer un message.

- Bla bla bla, me moqué-je. Tu veux me larguer à cause des saloperies que nous aurait fait subir ton Dieu imaginaire ? Mais je n'y suis pour rien, c'est à lui qu'il faut se plaindre !

Avouons-le, nous ne sommes pas exactement en phase l'un avec l'autre sur le plan spirituel et religieux. Elle est déiste, je suis un pur athée. De toute manière, aucun couple n'est parfait.

- Non, ce n'est pas ce que je voulais dire. C'est plutôt comme si Il nous offrait un nouveau départ, comme si on nous libérait de toutes les contraintes du passé pour que nous puissions bâtir autre chose. Nous étions des chenilles, notre état actuel de désœuvrement représente notre cocon, et bientôt nous serons de jolis petits papillons tout mignons.

- Ouaif, murmuré-je. Des lutins viendront glisser de l'argent sous notre oreiller pour que nous n'ayons plus besoin de travailler et il pleuvra de la bière fruitée.

Sur ces belles paroles pleines d'espoir et presque pas sarcastiques, j'enfouis ma tête entre ses deux gros obus. Un lieu d'évasion convivial, chaud et agréable qui me fait quelques instants oublier notre malheur.

- En fait, tu as raison sur un point, baragouiné-je.

- Plaît-il ?

- Je crois qu'il est temps pour nous de prendre un nouvel élan.

- Chéri, tu sais bien que pour un chien, un chat ou un hamster, je suis d'accord, mais un élan, ça prend beaucoup trop de place ! Et puis, toutes ces bestioles qui broutent de l'herbe, elles passent leur temps à péter, bonjour le réchauffement climatique. Autant aller tuer directement des bébés phoques à coups de machette, si c'est vraiment ce que tu désires.

- Non, sérieusement. Si ce n'est pas maintenant, ce ne sera jamais. Il faut saisir l'occasion.

- Ce sont mes nichons qui te font cet effet là ? Je ne les savais pas si puissants.

- Je crois que j'ai eu une révélation lors de mon... accident. Passer à côté de la mort, ça change un homme, tu sais. Même si, de l'extérieur, je donne toujours l'impression d'être le même gai luron optimiste amoureux de l'humanité.

Elle soupire et m'embrasse dans le cou. Je continue sur ma lancée.

- J'ai compris que la vie était courte et que nous n'étions rien, absolument rien de plus que des grains de sable sur la plage géante de l'univers. Maintenant que nous n'avons plus rien à perdre, tu sais ce qui me plairait ? J'aimerais aider les gens, marquer le monde de mon empreinte. Servir à quelque chose, pour une fois.

- Mais tu m'es utile, à moi !

- Tu sais très bien où je veux en venir. Que restera t-il de nous après le trépas ? De la viande pour asticots, ou des cendres noirâtres dans une urne oubliée au fond d'un grenier. Et peut-être quelques larmes éphémères de personnes qui nous auront vaguement appréciés. C'est angoissant, non ?

- Alors, quelle est ton idée ?

- Je veux avoir un impact sur l'esprit des masses. Influer sur les comportements et les mentalités, rendre cette Terre un peu moins inhabitable.

- Mais comment ? En te lançant dans la politique ?

- Non. Je n'ai ni réseau, ni argent, et puis honnêtement c'est plus du spectacle qu'autre chose. Il me faut un vrai levier d'action, un moyen efficace de peser dans le jeu. Quand je vois, notamment sur Internet, le succès qu'ont tous ces "experts en développement personnel", je me dis que c'est une piste à creuser.

Elle s'esclaffe bruyamment.

- Sérieux, tu comptes rendre service aux gens en les abreuvant de conneries ?

- S'il faut mentir, pourquoi pas ? N'est-ce pas ce que font tous les politiciens, tous les religieux, tous les entrepreneurs, tous les leaders de la société ? C'est le lot du Pouvoir. Tu connais ma propension à être un peu trop direct et honnête. Et voilà où j'en suis aujourd'hui : nulle part. Pourquoi s'obstiner dans ce qui ne marche pas ?

- Mais moi je t'aime déjà comme tu es ! Et ça ne me semble pas très éthique, répond-elle en faisant les gros yeux.

- Si cela permet à quelques péons de se sentir mieux, plus confiants en l'avenir, d'améliorer le sort global de l'espèce humaine, quel est le mal ? D'où la notion de "pieux mensonge". C'est la seule façon d'agir concrètement sur la réalité. Il n'y a que le résultat qui compte, non ? Il faut être pragmatique, les belles idées et les grands principes n'ont jamais menés à rien.

- "La fin justifie les moyens"... Très peu pour moi. Oui, peut-être que ce serait plus rapide d'emprunter des chemins détournés, mais où est la morale dans tout ça ? On sait où l'on commence, jamais où l'on s'arrête.

- Qui est le plus "moral" ? L'homme intègre et convaincu par son idéologie, dont les actes aboutissent à des catastrophes, ou celui qui triche un peu mais qui a un impact bénéfique ? Excuse-moi, je crois que l'Histoire regorge d'exemples qui te donnent un début de réponse assez clair.

- Énoncé comme ça... Enfin, je ne sais pas, dit-elle en faisant une moue dubitative.

- Mais bien entendu que tu sais. Tu verras, on fera de grandes choses, toi et moi.

Je frissonne, j'ai des fourmis dans tout le corps. Et ce n'est pas seulement à cause de la main de mon exquise amie qui vient de se coller sensuellement à un endroit très privé de mon anatomie.

[Roman] Comment monter sa propre secte dans son jardin ?Where stories live. Discover now