Chapitre 20

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Bordel, on n'y voit rien. La pièce est plus sombre que l'âme d'un groupe de Black Metal norvégien. Ou alors, suis-je à l'extérieur, au beau milieu de la nature ? Aucune idée. Je n'entends rien, je ne vois rien. Nada. Queutschi. Mouaif. Le cas échéant, je percevrais bien quelque chose. Des étoiles ou la lune dans le ciel, le coassement des grenouilles au loin, un courant d'air frais sur ma peau nue et fragile. Attendez, NUE ? Mais pourquoi diable suis-je à poil ? Et pourquoi cette sensation de déjà vu ? Et si...

OH, SA MERE LA PUTE ! Sérieusement ? La Mort, t'as rien de mieux à foutre que d'emmerder les honnêtes gens ? Qu'est-ce que j'ai encore fait ? Je me suis pris quoi, cette fois ? Un train, un piano, un écrou perdu d'une station spatiale ?

Quoique. La dernière fois, je n'étais "que" drogué au fond d'un lit d'hôpital. Non, je me sens bien en vie. D'ailleurs, j'ai un corps, et je peux le bouger. Hop, un petit saut. Pouf, bruit étouffé. Étrange. Ce sol que je ressens vaguement sous mes pieds n'est commun à aucun autre. Il n'est ni dur, ni mou, ni chaud, ni froid, ni lisse, ni rêche, ni artificiel, ni naturel. Ce sol ne sait pas choisir. Ce sol est probablement centriste.

Bon, je fais quoi, maintenant ? Some help pliz, sorri oui are french ? Y'a quelqu'un ? Donde esta la casa, Pedro ?

- APPROCHE.

Brrr. Cette voix rauque et glaciale surgit de nulle part est beaucoup trop flippante. Quelqu'un d'autre, s'il vous plaît ?

- APPROCHE !

Une lumière rougeâtre s'allume face à moi, révélant au-delà des ténèbres un mur de briques sur lequel une masse obscure est fixée à quelques mètres du sol. Il s'agit... d'une horloge. Oh, mon Dieu. Pas n'importe quel horloge. L'horloge de l'angoisse. Ce truc est censé donner l'heure, pas provoquer des cauchemars, bon sang !

Car tout en elle inspire la terreur. Un design gothique malsain de chez malsain, que Larousse pourrait sans hésitation coller à la page "Malsanité". Des espèces de petits tentacules grouillants sur les côtés, tout droit sortis de l'imagination de Tim Burton. Au milieu, juste au dessus des aiguilles, un visage. UN PUTAIN DE VISAGE SANS TRAITS. Et puis, à quoi sert la couleur, quand on peut être d'un noir de jais lugubre, on vous le demande ? Sortant de ses entrailles, un tic-tac glacial et à contre-temps. Pour couronner le tout, du sang perle le long du mur, coulant du machinchose dégueulasse pour aller nourrir une flaque poisseuse étalée sur le sol.

- TU AS UN GRAND RÔLE À JOUER.

Cool, mais je n'ai participé à aucun casting, pourtant. Serait-il envisageable de me laisser rentrer chez moi, madame / monsieur l'horloge monstrueuse ?

- REGARDE, conclut l'objet maléfique avant de s'éclipser dans un nuage de fumée.

OK, à la prochaine, on s'fait une bouffe.

Le monde se met à tourner brutalement autour de moi. Les couleurs et les odeurs se mélangent dans un gloubi-boulga sans aucune signification. Mes cinq sens sont en grève générale. Je ne comprends plus rien à ce qui m'entoure.

* POC *

Me voilà de nouveau sur pied. Changement intégral de décor. Cette fois, un champ de luzerne s'étendant à l'infini, un soleil aveuglant et un ciel bleu sans aucun nuage. En trame sonore, le chant des cigales. C'est un agréable progrès.

Mais la tranquillité ne dure guère. Le sol tremble. Des haies sortent de tous les côtés, édifiant en quelques secondes un imposant labyrinthe de végétation.

Hey, mais... je chevauche... une licorne ! UNE LICORNE, FUCK YEAH ! Son élégante pointe frontale brille de mille feux. Je caresse tendrement sa longue crinière blanche et soyeuse, ce qui la fait hennir de contentement. Depuis le temps que j'en voulais une, me voilà comblé.

Une plaisante mélodie résonne dans les airs. Je lève les yeux : un petit ange trompettiste m'adresse un signe de la main.

- Il arrive !, gazouille-t-il. Prépare-toi ! Plus vite que ça ! Tu vas en chier, sinon !

- Pardon ?

- Il arrive !, me répète-t-il en levant les yeux au ciel, comme si le sens de ces paroles relevait de l'évidence.

Puis il se taille comme un malpropre, en abandonnant quelques plumes dans la foulée. Merci pour la non-information, gros. Qui est donc ce fameux "il" ? Le contrôleur des impôts ? Une autre stupide horloge moche ? Le Roi de Belgique, qui apporte des bières pour la fête ?

Le sol se remet à trembler, plus fort encore. J'aperçois à quelques dizaines de pas une forme mouvante colossale, dissimulée par le voile de poussière qu'elle dégage. Rien de très bon augure.

C'est... Ah, oui, quand même. Il s'agit bel et bien d'un exemplaire taille réelle de tyrannosaure. Vous savez, le lézard géant. De minuscules papattes loufoques et une rangée de grandes dents carnassières pouvant détacher assez facilement une tête humaine de son corps d'origine. Ou n'importe quel membre de n'importe quel être vivant ou mort. Le troisième animal le plus cool de l'univers, juste derrière la licorne et l'ornithorynque.

Le dinosaure s'arrête suffisamment près pour que je sente son haleine putride. Beurk. Le dentifrice, ça existe, didiou. Sur son dos, un bipède à la musculature intimidante, dont le menton est orné d'une élégante barbichette. L'humain porte un costume signé Hugo Boss, du genre de ceux que l'entreprise fournissait à l'Allemagne dans les années 1940. Son visage me dit quelque chose...

- Je vais te faire bouffer ta toge par le trou de balle, Gandhi de mes deux !, hurle-t-il.

Une toge ? Quelle toge ? Oh. Cette toge là. Dépassé par les événements, je n'avais pas tilté que ma nudité avait laissé place à une serviette crade recouvrant vaguement mes parties génitales.

- Crains la puissance de mon ty-reich-osaurus rex, pétasse ! Je vais te réduire en cendres !

Wahou, quel sens aigu du jeu de mots. Un futur prix Nobel de Littérature.

Hé... Mais oui ! Je le reconnais, maintenant. Qu'est-ce qu'il fout ici ? Enfin : qu'est-ce que NOUS foutons ici ?

- Gregorio, calme-toi, lancé-je. Nous pouvons résoudre ce différend pacifiquement.

Quel différend, je n'en sais trop rien. Mais ce que je sais, c'est que ma jolie licorne, tout aussi majestueuse qu'elle est, ne tiendra pas le choc face à un énorme t-rex nazi et avide de chair fraîche.

- Dormir, c'est mourir un peu, mais mourir, c'est dormir beaucoup, obtiens-je pour seule réponse.

Plaît-il ? Quel est le rapport avec la choucroute ? Plus le temps passe, et plus la situation devient incompréhensible. Je ne capte plus rien à cet infâme bordel.

Le dino balance la tête en arrière, racle bruyamment sa salive et éjecte un gros mollard dans ma direction. Bah oui, tant qu'à faire. Et c'est au moment de l'impact fatidique avec la mucosité reptilienne que

******

* PLOUF *

Je viens de me prendre un verre d'eau dans la gueule.

Cunégonde me fixe avec des yeux de psychopathe.

- C'est bon, tu as fini ?, grogne-t-elle d'une voix fatiguée.

- Hein, kékya ?, balbutié-je, encore dans les vapes.

- Ça fait une heure que tu t'agites dans tous les sens et que tu me donnes des coups de pied. J'aimerais dormir, merci.

- Désolé, un sale cauchemar. Je te laisse tranquille, promets-je.

Elle ronchonne et enfouit sa tête dans l'oreiller.

Woh. Je ne sais pas encore comment analyser ce qui vient de se passer, mais j'en tire une conviction absolue : c'était loin d'être seulement un rêve.

[Roman] Comment monter sa propre secte dans son jardin ?Where stories live. Discover now