Mec, t'es fragile

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Yoahn

Quand je me trouve dans cette position, rien autour n'a plus d'importance. Mon esprit et mon corps entrent en une symbiose inébranlable afin que chacun de mes mouvements détaille avec exactitude l'image que je perçois dans ma tête.
Le crayon défile sur la grande feuille, j'ai comme l'impression de ne pas en avoir le contrôle, comme si ma propre âme s'évadait et qu'une présence surnaturelle prenait possession de mon corps: lorsque je dessine.

Je ne parlerais pas de passion, non. Je dirais plutôt que c'est un talent.
J'ai su dessiner avant même de parler. Je n'extrapole rien, c'est bien vrai. Je ne l'ai pas appris, c'est inné, et je ne m'en lasse jamais. Il suffit que quelque chose m'inspire pour que je mette tout sur papier ou sur une planche — ça dépend de ce que je veux en faire. Et depuis peu, une nouvelle source attise la flamme de mon inspiration avec vigueur : Elle.

Ses yeux, son nez, sa bouche, ses cheveux, ses courbes. Tout en elle est inspirant. Et putain, je ne peux plus m'empêcher d'y penser. Conséquence, je me mets à la dessiner alors que la plupart du temps, je ne dessine une fille que si je l'ai vue nue, et que le spectacle m'a pas mal plu.
Ça va me passer c'est sûr. Ça doit sûrement être une gamine. Et moi, je ne suis pas du genre à calculer les petites saintes destinées au couvent, non; j'ai bien trop la crainte de Dieu pour ça.
Seulement, cette fille, elle est un peu comme une énigme que j'aimerais bien déchiffrer. Mais les sentiments n'ont rien à y voir. Alors je vais laisser mon petit con de cerveau me faire cette petite farce et puis tout redeviendra normal.

La chanson Birds du groupe Imagine Dragons me fait brusquement redescendre de mon petit nuage: C'est la sonnerie de mon téléphone — oui, j'aime les Imagine Dragons et alors? Y a pas que les femmes qui sont victimes de sexisme on dirait...
je brandis mon cellulaire et mon cœur se réchauffe instantanément lorsque je vois affiché sur l'écran le nom du destinateur.

— Allô maman.

— comment tu vas, mon Youyou?

J'émets un rire, témoin de ma gêne.

— tu ne cesseras donc jamais...

— quoi ? Seulement six semaines qu'on ne s'est pas parlé et tu veux me faire croire que tu as grandi ?

— M'man... tu sais bien que ce surnom m'a toujours gêné. Ce n'est pas une question de croissance. Déjà enfant j'en avais honte. Et toi, tu n'arrêtais pas de m'appeler comme ça à chaque fois que tu me voyais avec mes potes. À croire que tu le faisais exprès...

Je l'entendis rire doucement à l'autre bout du fil, mes lèvres s'étiraient désormais en un sourire angélique. J'aimerais tellement le revoir en réalité, son rire!

— Tu vois, j'ai raison, repris-je.

— peut-être... mais n'empêche, je continuerai de t'appeler ainsi. Désolée pour toi mais tu as encore à patienter jusqu'à ma mort avant d'arrêter de te le coltiner.

Mon sourire se transforma brusquement en une grimace. Je n'aimais pas qu'on en parle. Ou seulement qu'on l'évoque, sa mort.

— maman !

— mon chéri... il faut que tu arrêtes d'être aussi fragile et sensible. Tu es un homme maintenant. La réalité ne devrait plus t'effrayer.

— ce n'est pas ça, c'est just–

— juste rien. Je te connais plus fort que ça, Yoahn Émilien Keller.

Un silence froid s'insinue dans le canal. Elle a raison. J'ai peur. Je suis fragile et sensible. Je suis faible. Mais j'assume totalement d'être tout ça quand il s'agit d'elle. Je ne veux même pas envisager la possibilité de la perdre. Pourtant l'évidence est là. Je ne veux même pas qu'elle me parle de sa maladie ni de son évolution, je ne veux pas y croire. Pourtant je sais qu'elle est belle et bien présente. Je ne veux pas penser à ne plus l'avoir, elle qui a toujours été là pour moi, la principale femme que j'ai toujours aimée inconditionnellement. Je ne veux pas perdre ma mère.

— Yoahn?

Souffla t'elle.

— oui, maman.

— sois fort, mon fils. Si toi tu ne l'es pas, qu'en sera t'il de ta jeune sœur, Mavis, hein? Tu dois être fort pour elle.

Sa voix était grelottante. Malgré le courage et la force dont ma mère a toujours su faire preuve, je savais qu'elle aussi, était effrayée. Je le sentais dans la douceur de son timbre, ainsi que dans le mal qu'elle se donnait à me rassurer et à me réconforter. Mais il fallait qu'elle puisse compter sur moi, au cas où elle partirait à tout moment. Il fallait qu'elle parte en paix, et rassurée de savoir qu'elle a laissé quelqu'un de brave et de solide pour veiller sur ma petite sœur. Et puis surtout, il fallait qu'elle soit rassurée que je ne me donnerais pas la mort après elle.
Je ravalai un sanglot, si difficilement que j'en eus mal à la gorge.

— C'est compris, maman.

— D'ailleurs, comment elle va, elle? Sa dernière visite remonte à quand?

— hem... deux mois peut-être.

— comment ? C'est tout l'été, ça !

— tu sais, Tonton Laurent ne la laisse pas beaucoup sortir. En plus, tu connais le malentendu qu'il y a entre lui et moi... ça le rend encore plus sévère à ce sujet.

— mais c'est ta sœur !

— je sais. Mais que faire? En plus, comme les cours ont repris aujourd'hui je suis sûr que ça sera encore plus compliqué pour elle.

— non, ça c'est pas normal. J'en parlerai à Laurent, il n'a pas le droit de vous tenir distants ainsi.

— okay.

— au fait, comment était la rentrée pour toi?

— non, j'y suis pas allé.

— Yoahn! Tu as manqué le premier jour de cours !?

Là, je reconnaissais bien ma mère. Furax à cause d'une seule sèche.

— Rholalaa, maman... c'est le premier jour! C'est sûr qu'on a même rien foutu.

— ça, ce n'est pas mon affaire. Et puis tu n'en sais rien. Je ne veux plus que ça se répète. D'accord ?

— hum! D'accord m'man.

— bien. Je dois te laisser, Solange vient d'arriver. Prends soin de toi, bisous, bye.

— bisous bye. Je t'aime.

— et moi encore plus mon Youyou.

Biiiip...

Je soufflai désespérément en reposant mon téléphone.
Je songeais désormais à ma sœur. Mavis. Elle a eu son baccalauréat cette année et elle est venue ici, à la capitale poursuivre ses études en droit. Elle reste chez notre oncle Laurent.

Il est dur avec elle quand il s'agit de passer du temps avec moi car il y a deux ans, j'ai refusé d'habiter chez lui quand moi je l'ai eu, mon baccalauréat. Du coup ça l'a frustré et à ses yeux je représente désormais le mec délinquant qui a choisi la rue plutôt qu'une bonne éducation et un avenir garanti. Le mouton noir de la famille, quoi.
Et Mavis, c'est une fille. Elle n'a pas trop eu le choix.

« Ah ! Comme elles me manquent les deux femmes de ma vie ! » Pensais-je en penchant ma tête en arrière, pour la poser sur le dossier de la chaise.

INSAISISSABLEWhere stories live. Discover now