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Je retrouvais l'intervieweuse au café du Savoy où l'on commanda toutes les deux une tasse de thé.

-Juliette. On vous connait comme reine des podiums mais depuis quelques semaines on vous a découvert comme reine de la justice. Beaucoup ont été surpris de découvrir ce qu'il vous était arrivé et il est difficile d'imaginer que personne ne s'en soit rendu compte lorsque l'on regarde les photos qui ont fuité dans la presse. Alors pourquoi sortir du silence aujourd'hui ?

-Pour énormément de raisons. Tout d'abord la justice tout simplement.

-Vous auriez pu en parler plus tôt.

-J'avais essayé mais on ne m'avait pas écouté. L'époque était différente, on prenait moins les victimes au sérieux. On les accusait de fausses accusations pour booster leurs carrières. J'étais encore très jeune et très peu connue à l'époque alors j'ai laissé tomber pour me préserver et tenter de guérir le mieux que je pouvais.

-Il y a aussi d'autres jeunes femmes qui ont porté plainte, vous pouvez en dire plus ?

-Malheureusement non. C'est en cours d'instruction et je n'ai pas attendu toutes ces années que la justice s'intéresse à cette affaire pour tout faire capoter maintenant. Mais j'espère un dénouement rapide et qui sait ? On pourra en rediscuter un jour.

-Si on ne peut pas parler de l'affaire on peut peut être parler des conséquences que cela a eu sur ta vie ?

-Il y en a eu un paquet.

-Dans tous les domaines de ta vie ?

-Oui. Ma vie professionnelle a été bouleversé parce qu'il a déjà fallu du temps pour que les marques disparaissent. Mon manager de l'époque à du inventer tout un tas de mensonges mirobolants pour expliquer le fait que je ne pouvais pas venir en shooting ou en défilé. Alors que j'avais juste besoin de temps pour que mes côtes se ressoudent. Je suis devenue plus pudique à cause de la honte aussi. J'ai des traces sur les côtes que je cherche toujours à cacher que ce soit lorsque je dois me changer sur un shooting ou qu'on me prenne en photo dénudée.

-Ces cicatrices, elles sont bien présentes, là que je suis face à toi je devine celle sur ton arcade mais pourtant sur aucune photo postée sur tes réseaux ou dans des magazines elle n'apparait.

-C'est à cause du cliché de la mannequin parfaite. Jamais personne, pendant toutes ces années, ne m'a fait remarquer que j'avais une cicatrice au visage. Que ce soit des maquilleurs ou des photographes qui me voyaient de près, personne n'a jamais rien dit. C'est donc qu'elle n'était pas très visible ou que ça leur paraissait normal que je puisse avoir une cicatrice sur le visage. Je ne suis pas la seule à en avoir une, ça arrive pour plein de raisons, c'est presque banal. Et pourtant, systématiquement, elle est photoshoppée. Alors que si on efface quelque chose qui fait entièrement parti de mon visage, contrairement à un bouton qui n'est que temporaire par exemple, c'est qu'on renie une partie de mon histoire, de mon passé et de ma personnalité. Pendant toutes ces années, quand je voyais des photos où ma cicatrice n'apparaissait pas, c'était un rappel à ce que j'avais vécu et même si personne ne le savait, j'avais l'impression qu'on me reniait le droit d'être une victime. C'est peut être exagéré mais c'est ainsi que je l'ai perçu et que je le perçois encore aujourd'hui. Surtout quand des photos de mon visage tuméfié ont fuité dans la presse et que l'on peut trouver la preuve de mon arcade sourcilière en sang.

-Aujourd'hui, vous aimeriez que l'on arrête de la photoshopper ?

-Oui. Mais le débat dépasse les cicatrices. C'est valable pour tout, les poils, les pores, toutes les choses qui permettent à des femmes de s'identifier au visage d'un mannequin sont floutées. C'est difficile pour une personne lambda mais c'est aussi difficile pour nous. Te voir en affiche méga retouchée dans la rue puis rentrer chez toi et te voir pas maquillée dans un miroir, ça met un coup au moral parfois. Les mannequins ne sont pas des femmes sublimes et parfaites, c'est l'image qu'on veut donner de nous mais nos visages et nos corps ne sont que des objets de marketing qui sont façonnés à l'envie des marques.

Je me lâchais peut être trop mais en même temps j'avais pris du recul sur mon travail depuis quelques semaines et ça me faisait un bien fou de parler d'autre chose que d'Alexander Wayne.

-C'est affolant le nombre de personnes qui semblent déçues de me voir en vrai dans la rue. Certaines personnes ne m'ont reconnu que parce que j'étais avec mon copain et qu'ils savaient qu'il était en couple avec moi.

-Et lui qu'est-ce qu'il en pense ?

-De quoi ? Photoshop ?

-Tout.

-Je ne sais pas.

Je ne savais pas quoi répondre d'autre. J'avais déjà parlé avec Lénaïc de l'industrie du mannequinat mais il n'était plus mon copain et je n'avais donc plus le droit de parler en son nom.
Mon interlocutrice sembla capter que je marchais sur des oeufs.

-Vous n'êtes plus ensemble ?

Je pouvais éviter la question, changer de sujet ou l'ignorer mais cela faisait maintenant des semaines qu'on s'était quittés et il faudrait bien le reconnaitre publiquement un jour ou l'autre.

-Non.

-Je suis désolée.

-Ne le soyez pas. Ce n'est pas parce qu'on passe dix années extraordinaires avec quelqu'un que s'est fait pour durer toute la vie. J'ai eu beaucoup de chance de le rencontrer et de l'avoir à mes côtés. Il m'a beaucoup aidé, beaucoup encouragé. Il y a énormément de choses que je n'aurais pas réussi à faire s'il n'avait pas été là donc je lui serais éternellement reconnaissante.

Et à jamais redevable.
Plongée corps et âme dans l'affaire Wayne, je n'avais pas arrêté de mettre de côté ma rupture avec Lénaïc. J'étais surprise d'avoir fait preuve d'autant de positivité et de bienveillance envers lui alors que j'avais aussi toute une part de rancœur sur la dernière année de notre relation. C'était sûrement ça qui m'empêchait de le regretter, mais ce serait me mentir à moi-même que d'affirmer qu'il ne me manquait pas. Il me manquait, énormément. Il m'arrivait de rêver de lui et pourtant sa voix ne me paraissait pas semblable à la sienne. Est-ce qu'on oubliait la voix de quelqu'un aussi rapidement ? Je n'avais qu'à écouter l'une de ses chansons si je tenais absolument à m'en souvenir mais je préférais garder le souvenir d'un vrai échange que l'on avait eu. Et le dernier échange qu'on avait eu avait été assez mémorable.
Autre détail stupide, je connaissais son parfum, c'était un Dior que je lui avais offert mais après avoir passé à la machine à laver la moindre de mes affaires pour éliminer toute trace de lui, je ressentais parfois le besoin de retrouver son odeur qui m'apaisait. Mais il ne sentait pas juste le parfum, il y avait aussi son odeur à lui et je l'avais aussi oublié.
C'était la bonne décision, je me le répétais assez souvent pour m'en être convaincu mais il me faudrait encore du temps pour m'y faire et pour l'accepter. Surtout que je ne pouvais pas m'empêcher d'être un peu inquiète de voir qu'il postait si peu de choses sur les réseaux lui qui avait toujours été très actif. En même temps je préférais ça que d'avoir des preuves qu'il faisait tous les soirs la bringue et que ça n'avait rien changé à sa vie.
Il y a quelques jours Claire m'avait demandé si je l'aimais encore et j'avais été incapable de répondre. Tant d'émotions différentes se mélangeaient quand je pensais à Lénaïc qu'il me faudrait faire une introspection profonde pour tout démêler. Ce que je ne pouvais pas me permettre tant que j'étais focalisée sur le dossier Wayne. Je ne voulais pas prendre le risque de m'effondrer complètement en me prenant le contre coup de ma rupture, je devais garder ça de côté encore un peu.

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La carapace de Juliette commence à se fissurer mais tient encore bon...

Coup de FoudreWhere stories live. Discover now