Prologue : Celui qui ne rêvait plus

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Je me souviens de veillées autour d'un feu de camp. De l'air qui crépitait en semant des étoiles de braise parmi les diamants du ciel. Il n'y avait que de nuit qu'il paraissait bleu, ce ciel. Sinon, il était rouge. Là-bas, tout était toujours rouge. Il n'y avait pas d'océan, pas de forêt, juste de la poussière ardente. Une tache de sang sur la rétine, partout où l'œil se posait. Mais c'était chez moi. J'aimais ça, comme on aime la seule terre qu'on ait jamais connue.

J'ai enterré les souvenirs de cette époque, par commodité autant que par nécessité. Inutile de pleurer sur un passé révolu. Mais il y a des choses indélébiles, qui s'accrochent à vous quoi que vous fassiez. Qui se souviennent à votre place que vous les aimiez.

Ces couleurs qui se déployaient sous mes paupières, certains soirs. Celles qui prenaient des formes extravagantes, tantôt familières, tantôt étranges et merveilleuses. Ma mère leur donnait le nom d'aisleen , en estellan. Les humains les appellent les rêves.

Cela fait longtemps que je ne vois plus rien dans le noir. Des vingt-deux ans que j'ai passés dans les ténèbres, à l'écart de ma propre vie, je n'ai rien vu. Rien ressenti. À mon réveil, au pays des sables rouges, les couleurs me fuyaient toujours.

Pourtant je porte encore leur marque.

Il ne m'en reste pas grand-chose ; à peine des réminiscences évanescentes. Des impressions, plutôt. Des bribes d'images qui n'ont ni queue ni tête. Comme le dernier rêve que j'ai fait, si vieux que je ne sais plus à quand il remonte. Il n'était ni beau, ni apaisant. De tous ceux que j'aurais voulu garder, ce n'était pas celui que j'aurais choisi ; mais on ne choisit pas ces choses-là.

Je me rappelle une silhouette indistincte, une tache d'encre sur la trame écarlate de mon monde. Plus loin, une énorme bête aveugle, qui rugissait de toute la puissance de ses poumons. Et moi, entre les deux, comme un idiot. J'avais une lame entre mes mains.

C'est comme une note que quelqu'un aurait laissée dans ma mémoire et qu'une pluie diluvienne aurait rendue illisible. Dommage. J'avais l'impression que c'était important, autrefois.

Maintenant, plus rien n'a d'importance. On ne me demande pas de rêver.

Juste de servir.

Et de survivre.

ERALDIOR - Volume 2 - Le Voyage de l'Étoile d'ArdenWhere stories live. Discover now