Le Cycle Élémentaire

Chapitre 29

"Cher journal,

Les retrouvailles avec mon père, celles que j'ai tant et tant attendues et redoutées... Celles là même... Et bien je crois pouvoir affirmer sans trop me tromper qu'elles représentent officiellement le pire fiasco de l'univers en matière de retrouvailles.

Au début, ça avait bien commencé. Je me rappelais de maman en détails, comme jamais il ne m'a été permis de me souvenir d'elle depuis sa disparition.

Quoique en fait, elle n'a pas "disparu". Ce terme est bien trop général et imprécis. Que quelqu'un "disparaisse" laisse sous-entendre qu'il peut réapparaître, qu'on peut le retrouver. Or, là, tout le monde sait très bien qu'on ne la reverra jamais. Que je ne la reverrais jamais. Que je ne reverrais jamais ma mère. Et je crois je m'en suis réellement rendu compte tout à l'heure.
Quand j'ai senti son odeur sur son coussin préféré.
Quand je l'ai vaguement aperçue derrière mon père, alors qu'il me serrait dans ses bras -ce qui est, il faut le préciser, sa première marque de tendresse sincère envers moi, sa fille, depuis des semaines.
Quand je l'ai appelée, mais qu'elle n'a pas répondu.
Quand j'ai fermé les yeux et qu'elle a disparu.

Ma mère, si présente dans ma vie d'autrefois, est morte.
Il faut que je tourne la page. Mon passé ne doit pas entacher mon avenir, si mystérieux et plein de surprise soit il.

Au début, en allant voir mon père chez lui, je voulais l'ignorer. Quelqu'un a dit un jour : l'ignorance est la pire des souffrances... Et je comptais bien expérimenter cette idée. Mais mes convictions se sont effritées pendant le voyage. J'ai décidé de lui laisser une chance.

Puis, j'ai eu ce léger moment de faiblesse. Qui sera le dernier, je me le suis promis. J'ai pleuré. Le salon dans lequel je suis rentrée était trop plein de nostalgie et de tristesse. Alors, je l'avoue, j'ai craqué. Et j'ai détesté ça. Quand on pleure, les gens nous jugent et nous prennent en pitié. Alors j'ai trouvé la solution : à l'avenir, ne plus pleurer. Ou alors faire semblait.

L'amour, l'amitié, l'honnêteté et la confiance... Tout ça ne sont que des faux-semblants, des façades censés embellir la vie misérable que mène tout un chacun. Ça n'existe pas. Rien de tout ça n'existe. Ce n'est qu'un mensonge de plus, une illusion générale.

Tu ne peux jamais réellement être sûr que la personne qui s'adresse à toi, qu'il soit ami, connaissance, frère, père ou voisin, soit tout à fait sincère et juste avec toi. Un doute subsiste et te ronge de l'intérieur, plus ou moins rapidement, plus ou moins violemment. Mais dans tout les cas, il est toujours trop tard quand on se rend compte que cette hypocrisie s'est logée au plus profond de nous, et qu'elle ne veut pas s'en aller. Alors il ne reste plus que l'espoir qu'un jour, cette bête méchante et repoussante disparaisse, sans bruit, sans douleur, comme elle est arrivée et que chacun parle à son voisin sans paroles cachées ou sous-entendus.

Mais l'espoir est la pire chose qui existe sur terre -après la torture, bien évidemment. L'espoir nous offre une illusion de plus, une chose à croire, et pas n'importe quelle chose. La chose que l'on veut croire, plus que tout.

Chacun a son espoir.
Mon espoir à moi, c'était que mon père aie réellement changé. Qu'il soit un père. Enfin.
Mais comme tout espoir, le mien s'est révélé décevant. Très décevant.

Il aurait pu être gêné... Ça aurait été bizarre mais compréhensible (je rappelle qu'il m'a abandonné il y a moins d'une semaine...). Mais là, il était distant ! Je suis sa fille, pas le monstre du Loch Ness ! Pourquoi me redoute-t-il tant ?
Je lui ai dit que des nouveaux amis m'attendaient dehors -même si, en soi, seul Esteban était "nouveau", s'il peut réellement être considéré comme un ami- et au lieu de me demander quelles étaient mes nouvelles fréquentations, comme tout père soucieux de l'avenir de sa fille l'aurait fait, et d'éventuellement les inviter à rentrer, il s'est contenté d'aller chercher mes valises, pour plus vite me rayer de ses "choses à faire".