Souffrance partagée

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PDV ALICANTE

— Elle ne bougera plus ?

— Autant qu'une roche.

Le corps mutilé d'une femelle gisait, inerte, devant moi. Seul le brouhaha produit par le crépitement des geysers de feu déchirait le silence pesant. J'étais agenouillé sur la zone de combat, le peuple formait un cercle qui la délimitait. Genesis et Kyra étaient aux premières loges, Mordret observait depuis son trône et Père m'avoisinait. Le glaive gouttait encore du même sang qui avait giclé sur mon visage, celui-là même qui s'écoulait de la gorge de ma victime sous forme de ruisseau macabre.

L'adolescence jetait une épaisse brume de naïveté sur le monde. Je me souviens m'être dit que le cadavre portait un collier, un collier rouge mobile et éphémère. Le tableau était aussi beau que déroutant. Après tout, n'était-il pas assorti au flamboiement de sa robe orange et jaune ?

— Une roche ne bouge pas, murmurai-je.

— Alors, elle ne bougera plus.

Si Père avait le don de vie et de mort, le glaive avait celui de rendre immobile.

À vrai dire, les armes contondantes recelaient de bien des pouvoirs. Elles faisaient chanter. Des gens que l'on n'appréciait guère, qui finissaient invariablement par hurler une note suraiguë que la douleur perchait un peu plus haut chaque fois que le glaive se rangeait dans la chair.

Père appelait cela de la torture.

La femelle avait chanté, elle aussi. Puissamment. Le son croissait à mesure que ma lame fendait son cou.

Le Roi disait que la mutilation de certaines parties du corps augmentait le volume du chant du désespoir, d'autres le coupaient à jamais. Il avait raison, je venais d'en faire l'expérience.

Fin de la partition.

— C'est donc cela, la Mort ?

Tout n'avait été que théorie, jusqu'à présent.

— Non, Alicante. La Mort, c'est moi, me corrigea-t-il.

Une pluie d'acclamations appuya ses dires. Père était le chef d'orchestre.

La victime que je venais d'exécuter en son nom avait désobéi. Sa fausse note entacha notre obscure mélodie. Une erreur impardonnable.

J'observais à nouveau cette femelle qui ne chanterait plus jamais.

Celle qui se rigidifiait, le regard vide.

Comme la pierre.

***

C'est ce qu'Ecclésia incarne à l'instant, la pierre.

Ses yeux écarquillés fixent le vide du ciel et sa bouche entrouverte en aspire le néant. Elle se mue en trou noir. La seule chose qui me permet de ne pas céder à la folie est sa tétanie. Son dos arc-bouté, vivant, m'aide un tantinet à y croire.

Et à patienter. Car je suis incapable de chasser la mort. L'apprivoiser, la vénérer, la servir, mais la répudier ? Jamais. Comment doit-on s'y prendre ?

Et combien de temps un dieu peut-il tenir en apnée ?

Le retrait progressif d'Ecclésia sur mon âme fait office de sablier. Je pose mes mains sur ses épaules, les fais courir sur son front, sans but précis ni contrôle sur les tremblements qui m'agitent. Que dois-je faire ? Puis-je seulement impacter la situation ? La secouer y changerait quelque chose ? Lui parler afin qu'elle s'accroche au son de ma voix et s'efforce de vaincre le Mal qui la tue par elle-même ?

Cœur de flamme (Tome 2)Where stories live. Discover now