Insaisissable

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PDV Ecclésia

Je laisse glisser ma main le long de la tempe d'Alicante pour fixer l'individu aux lunettes translucides qui nous observe à quelques pas. Un Homme, à n'en pas douter, dont le bras tendu braque un pistolet.

Âgé de la petite trentaine, son visage à la barbe drue ne transmet aucune émotion. Pas même une once de haine susceptible d'illustrer ses motivations.

— Que voulez-vous ? demandé-je prudemment, une attitude contrastant nettement avec l'explosion qu'Alicante déclenche dans notre bulle émotionnelle.

Le Prince Obscur est mal-en-point. Libéré de la tétanie, mais mou, courbaturé, blessé, éreinté, il trouve à peine la force de garder les yeux ouverts. Ses bras sont maculés de bleus et d'égratignures causés par ses dernières convulsions. J'ai beau chasser les résidus de béton incrustés dans sa peau, rien ne me permettra de me sentir plus utile. D'autant que, depuis notre passage en Terre de Paix, il est également affaibli par la prise des fragments. Une double peine qui cible son ego en plein cœur et transforme sa rage en impuissance brûlante. Cette dernière carbonise suffisamment ses tripes pour surchauffer sa peau, légèrement rosée par son brasier intérieur.

Je pose une main sur son front, l'invitant à appuyer de nouveau sa tête sur mes cuisses douloureuses.

— Que voulez-vous ? répété-je alors.

Encouragée par son silence, j'entreprends d'observer plus en détail l'individu vêtu d'une blouse blanche, qui camoufle un jean usé. Rien qui puisse m'informer de ses intentions, jusque-là, hormis sa chaîne en or, dont les épais maillons supportent un médaillon identique à ceux que portait le groupe d'Humains que Genesis, Icanée et moi avions entraperçus au musée.

Sans crier gare, Alicante se retourne, se lève puis se jette sur l'homme en une fraction de seconde. Les efforts demandés lui arrachent un hurlement de douleur et s'épuisent brusquement en fin de course, si bien qu'il s'effondre sur les genoux puis sur le flanc. De grosses gouttes de sueur perlent sur son front. Ses ahanements comblent le silence tandis que, sidérée, je tente de rationaliser ce que je viens de voir. Alicante aurait dû toucher cet Homme, il aurait même dû l'entraîner dans sa chute. Au lieu de cela, son corps est passé à travers celui du voyeur. Je cille à plusieurs reprises tout en détaillant les contours de la silhouette se flouter, devenir translucide puis récupérer son opacité initiale.

Alicante reste allongé, juste derrière l'Humain, les yeux si écarquillés qu'ils semblent occuper la majeure partie de son visage sculpté par l'effroi.

L'objet de nos tourments disparaît.

Je cesse de respirer avant de bien vouloir me résoudre à accepter sa disparition. Envolé. Sans l'ombre d'une aile. Sans l'ombre d'un pouvoir surhumain. Il n'a émané de l'homme aucune odeur perceptible, pas même une maigre fragrance de sueur ou de déodorant. Son bras n'a pas tremblé. Malgré la brise, aucun cheveu châtain n'a daigné bouger, à l'instar de sa veste blanche, pourtant assez légère pour en subir les aléas.

Alicante et moi fixons encore l'endroit où il se trouvait il y a peu. Nos regards par se croisent ensuite, désabusés. Reflets mutuels de notre incompréhension.

Je finis par expirer tout l'air contenu dans mes poumons. La sensation d'avoir été jetée en travers d'une piste d'atterrissage, écrasée par dix avions, puis piétinée par vingt géants de pierre me rattrape par surprise sous forme de courbatures. Une migraine s'ajoute au lot, me contraignant à poser mon front contre une paume. Je réprime une ribambelle de gémissement derrière mes dents serrées.

Une migraine, par tous les dieux, me répété-je en secouant la tête, avec un sourire fou scotché aux lèvres. Aussi incroyable que cela puisse être, ce symptôme n'est pas le plus étonnant. Ce qui est vraiment aberrant, c'est le lien obscur qui existe entre cet homme-fantôme et ma brusque attaque musculaire.

Cœur de flamme (Tome 2)Where stories live. Discover now