Le point passerelle (2)

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Je surprends par deux fois le regard nébuleux de Genesis. Malgré la pénombre, lorsque le couvert des arbres laissait suffisamment filtrer la lumière des étoiles, j'ai pu y déceler des indices perturbants. Il ne me regarde pas par amour. Par affection peut-être ; par amitié sans doute, mais pas par amour à proprement parler. En tant qu'ambassadrice de cette émotion ô combien profonde et complexe, j'estime avoir la capacité de la décrypter chez n'importe qui. (D'autant plus depuis que j'ai moi aussi succombé à son pouvoir irrésistible). Dans les yeux d'Alicante, par exemple, ou à travers son comportement, ses mimiques, sa respiration, la température de sa peau, bien qu'il s'efforce de la museler. Certains signes dépassent les limites du self-control. Mais pas chez Genesis. Chez lui, il s'agit plutôt de... frustration, de déception et d'un peu - beaucoup ? - de désespoir. Je n'avais jusqu'à présent jamais pris la peine de m'y attarder, toutefois, pendant qu'Alicante me transporte à bout de bras, j'ai tout le loisir de me concentrer sur le sujet. Genesis a presque toujours été exemplaire. Je ne remettrai jamais en cause le rôle clef qu'il a eu vis-à-vis de ma survie... Mais, ce soir, j'en reviens sempiternellement au même questionnement : est-il passé à autre chose ? Pourquoi tant de frustration ? De déception ? Le fait que je choisisse Alicante, le sanguinaire Prince Obscur, en est-il l'unique cause ? Est-ce le fruit de leur rivalité ? Non, c'est plus profond encore, me dis-je en captant un troisième regard, qui se détourne presque aussitôt du mien.

Et cela m'échappe.

Les heures défilent. La démarche d'Alicante me berce sur fond musical naturel. Les instruments se résument à des branches qui craquent, des feuilles qui se froissent et à des cris d'animaux.

Suite à plusieurs périodes de lutte acharnée avec mes paupières, celles-ci finissent par gagner la bataille et me plonger dans l'insouciance.

J'ouvre les yeux sur un ciel orangé. Quelques nuages se parent d'un dégradé saumon. Alicante respire calmement, serein, le regard fixé sur l'horizon. Un bref coup d'œil aux alentours me permet de remarquer le sol jonché de roches, dont les sommets pointus me font frissonner. Mais le spectacle est saisissant. Submergé par un léger voile de brume, l'ensemble représente une sorte d'océan rocheux, dans lequel l'écume serait le brouillard et les minéraux l'eau.

Je me tords le cou dans le but d'inspecter nos arrières. À l'Ouest, la forêt Lumineuse s'étale sur plusieurs kilomètres. À l'Est, la forêt Obscure – aux arbres dénudés et tordus – produit une épaisse fumée qui s'élève dans les airs, à l'instar des nuages de pollution libérés par les usines terriennes.

Alicante ne prête pas la moindre attention aux pointes acérées des minéraux, qui doivent pourtant meurtrir la plante de ses pieds nus. Je replace les mèches qui me fouettent le visage derrière mes oreilles, victime des vents houleux. Le dégagement me permet de distinguer Armorie, Genesis et Icanée marcher côte à côte. Ceux-ci discutent à voix basse, en dirigeant de temps à autre un doigt vers le ciel coloré.

Du moins, Genesis discute avec la déesse. Car la fillette dort à poings fermés dans les bras de son grand frère.

— Vous ronflez en dormant.

— Menteur, contre-attaqué-je.

Le tressautement de l'un des coins de sa bouche appuie mon accusation.

Nous parvenons, enfin... Alicante parvient au bout de l'océan de roches, constitué par un large plateau de granit. Au loin, au fur et à mesure que nous marchons, le ciel se fait de plus en plus sombre, jusqu'à se teinter d'un bleu fumé, puis foncé, voire très proche du noir. Plus nous avançons et plus les nuages lèvent le voile sur la couleur d'encre de Chine typique de l'espace.

L'émerveillement de Genesis a réveillé la petite guerrière, qui galope désormais en direction du vide interstellaire.

La noirceur céleste n'a pas seulement conquis le ciel, mais a aussi peu à peu englouti l'horizon.

Cœur de flamme (Tome 2)Where stories live. Discover now