Chapitre 19 : La récompense

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Combien de temps s'était écoulé depuis le trépas de Loki ? Nul n'était en mesure de le dire, mais une chose était sûre : Tracas avait perdu. Adrien ne pouvait voir le changement qui s'opérait en lui, car le manque de sang dû à la perte de sa jambe l'avait plongé dans l'inconscience.

Sa peau naguère si blanche reprenait lentement sa couleur, et son corps tout entier se réchauffait, alors qu'il était si froid quelques instants plus tôt. Le premier à s'apercevoir de cet extraordinaire changement fut Loïc, autant émerveillé qu'effrayé par cette transformation si brusque.

Et pourtant, il l'étreignait avec force, et continuait de l'appeler après l'avoir embrassé pour la seconde fois, usant à nouveau de son pouvoir pour lui donner ce qui lui manquait. C'était désormais à son tour de perdre de sa couleur, mais c'était à ses propres yeux un sacrifice bien maigre pour sauver son aimé.

Sylvia, elle, se tourna vers l'Ame sombre, que la dignité semblait avoir quitté. Car en effet, elle frappait le sol de ses petits poings, hurlant et pestant contre la race humaine, ces monstres qui avaient tant pour eux, alors que le temps les haïssait, et les prenait toujours trop tôt.

Tracas ne voulait pas disparaître à cause de la promesse qu'il avait fait à celui qui désormais était l'un d'entre, c'eût été la pire honte. Et pourtant, il avait juré sur l'éternité, et parce que c'étaient là les règles auxquelles il se trouvait soumis en ce monde, il ne pouvait pas se soustraire à sa propre destinée.

Il jeta un regard plus noir que la nuit à celui qui fut un relevé, et qui désormais se trouvait à nouveau tout aussi humain que la femme qui avait donné naissance à Loïc, ce chien galeux qui avait jeté en l'air ses plans sans le regretter plus que cela. Pourtant, Tracas estimait sa propre perte absolument terrible.

Il se résolu alors à se relever, mais il le fit péniblement, avant de cracher au sol, faisant fondre la pierre touchée par cette action. Le temps sembla suspendu l'espace d'un instant, comme si l'Ame sombre savourait les derniers instants de sa trop longue existence.

Alors, parce qu'il le fallait, il enfonça ses doigts dans sa poitrine, et extirpa d'un seul coup un cœur aussi rouge que la lune qui avait ramené Adrien, et tant d'autres personnes. C'était là une couleur sublime, délicieuse, vive. Il le contempla un instant.

Et une fois cela fait, il le laissa tomber au sol, et lorsque l'organe de la vie s'écrasa sur les dalles poussiéreuses du château dans un bruit de verre brisé, son corps tout entier commença à tomber en cendres. Et qu'un vent d'une extrême violence se mit à secouer bruyamment la pièce, engloutissant les cendres avec lui.

Cette effroyable scène, dont il est impossible de resituer à la fois sa beauté et son horreur, manqua de percer et les tympans et les yeux de tous ceux qui se trouvaient dans la pièce, à cause de tout le bruit et des petits morceaux de pierre qui s'y trouvaient secoués partout.

Les cendres se collèrent alors au plafond, et finirent par le percer, avant de disparaître dans le ciel. Ce dernier s'obscurcit soudainement d'une bien étrange manière, et alors, une vague d'un vert singulier traversa les nuages qui s'étendaient vers l'infini, dans une merveilleuse mélodie cristalline, quoique redoutable.

— Enfin... Le choix est enfin fait... Le dernier des cinq juges des hommes a été choisi !

Loïc et Sylvia, bien surpris d'entendre une voix jeune et féminine en ce lieu qu'ils pensaient désert, se retournèrent à l'unisson, bien décidés à découvrir qui parlait dans leur dos.

C'était un être singulier, qu'aucune des deux personnes qui le regardaient n'avait vu, et aucun n'en avait entendu parler auparavant.

On aurait dit une gigantesque araignée noire velue comme une mygale, dont la tête avait cédé sa place au corps nu d'une femme, de la tête jusqu'en dessous du nombril. Cette femme jouissait d'une très grande beauté, et les traits de son visage étaient familiers au fils des Ames sombres et à la mortecape.

Et si de beaux cheveux noirs encadraient cette noble figure, on comprenait qu'elle n'était pas qu'une curiosité de la nature, car entre ses douces mains se trouvait une lance d'une grande qualité. On pouvait supposer par là qu'elle savait se battre, et que la belle apparence n'était pas sa seule qualité.

— Bonjour à vous, mes chers camarades, compagnons de route parfois si pénibles et dans le même temps si attachants... Que tout ce temps sans vous fut long et ennuyeux !

— Malendra...

Comment cette créature pouvait-elle être la sorcière ? Comment donc ? Mais elle ne pouvait pas ne pas être Malendra, car à présent cette vérité éclatait aux yeux de tous. Ce fut Sylvia qui osa le demander, bravant sa crainte.

— Que vous est-il arrivé ? Pourquoi... ?

— Ceci est ma véritable apparence. J'en conviens, elle est effrayante, mais se trouve pour autant bien plus commode que celle que j'arborais devant vous. Ceci est le prix que j'ai payé lors de mon marché avec Tracas : e En échange d'yeux pour voir ce monde, j'ai perdu mon humanité, et cette apparence restera mon véritable visage jusqu'à la fin de mes sombres jours.

Elle tourna la tête suite à ses propos, et ses yeux rencontrèrent ceux de Loïc, mais elle ne s'attarda pas dessus, et ne semblait même pas avoir vu ce dernier. L'ignoré comprit alors que la vieille était aveugle.

— Cinq juges de par le monde ont été choisi pour décider de l'avenir des hommes. Un géant, une déesse, un maudit, une sans-âme, et désormais un relevé, ou du moins un être qui en fut un. Son destin s'en trouve tout tracé ! Même s'il se fait tuer par un autre, il reviendra un an avant que les géants ne s'extirpent de terre, afin de décider si oui ou non les hommes méritent de survivre à ce fléau. Et je sais désormais que jamais Adrien ne souhaitera utiliser son sang sombre pour détruire ce monde, ma mission est entièrement remplie.

— Comment pouvez-vous le savoir ? demanda Loïc, surpris que la sorcière puisse affirmer cela.

— Il vous aime éperdument, comme je l'avais prévu, lui répondit-elle. Il ne voudra pas détruire le monde, par peur de vous détruire aussi, et il refusera de mourir pour ne pas que vous utilisiez votre don sur lui. Car il le sait, s'il venait à perdre la vie, vous utiliseriez aussitôt votre pouvoir, pour lui redonner vie, et cela il ne le voudra jamais.

« Je savais que si vous vous rencontriez, alors les flammes de l'amour étreindraient vos cœurs, et vous vous embraseriez l'un pour l'autre. Il est vrai qu'il est désormais bien mal en point, mais il vit, et ne souhaitera pas mourir, cela me convient. Un monde sans Adrien n'est pour moi pas un monde digne d'exister.

Ces mots furent trop pour le fils des Ames sombres, et ce dernier laissa sa colère lui dicter ses mots, quoiqu'il les restreignît comme il le put.

— Alors vous nous avez manipulé pendant tout ce temps !

— Avais-je le choix ? Le cœur d'Adrien ne sera jamais mien, mais il vit. C'est à vous que revient l'immense honneur de veiller sur lui, et c'est humble que je me retire. Quant à vous moretecape, j'ai vu en votre destin, et jamais vous n'utiliserez votre sang sombre, car si vous le faisiez, alors c'est la mort qui frappera vos camarades ici présents, les seuls à avoir eu de la considération à votre égard. Conservez mes mots, et entendez mon adieu.

A ces mots, la Sorcière Araignée frappa le sol de sa lance, et des flammes noirâtres surgirent du sol, recouvrant tout son extraordinaire corps. Sylvia voulu se jeter sur elle pour la percer de son épée, mais elle n'agit que bien trop tard, car quand sa lame allait rencontrer le buste de Malendra, les flammes disparurent, emportant la Sorcière Araignée elle avec.

La jambe d'Adrien ne repoussa jamais, et les blessures sur son torse ne furent jamais complétement guéries, sans pour autant le tuer ou même le faire souffrir, à cause de sa nouvelle nature.

A partir de ce jour, on le dota du surnom de Roi brisé, guerrier dont les flammes brûlantes ne laissaient rien de vif derrière elles. Et son fidèle amant n'avait de cesse d'utiliser ses pouvoirs de nécromanciens pour assurer au château une garde permanente.

Quant à Sylvia, elle gardait l'entrée de leur repaire, et s'il lui arrivait de se faire tuer de temps à autres, elle revenait toujours quoi qu'il advienne, à cause de son statut de mortecape : n'ayant pas accompli sa mission, elle ne pouvait rejoindre la mort.

Le sang sombre : AdrienWhere stories live. Discover now