Le parapluie était noir

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Chacun rêvant de tout son saoul.

Ils sont éveillés. Ils s'observent dans la nuit. Il est en bas de la fenêtre, dans le noir, dans la nuit. Il est en haut, son regard plonge dans la nuit, dans le noir, depuis la fenêtre et il sourit. Il ne sait pas bien s'il est dans la nuit ou à la fenêtre ; mais il sait qu'il est dans le noir et que la lumière est devant lui.

Il porte un parapluie dans la main gauche, et lui aussi.

Ils s'observent, se regardent, se détaillent. L'ombre de la nuit passe entre leurs regards joints à plusieurs reprises et ils feignent de ne la pas remarquer. Chacun avance et recule en même temps, si bien qu'ils restent chacun à leur place, immobile et sagement, et attendent que la lumière vienne à eux.

Mais la lumière ne vient pas. Elle reste fichée à l'horizon, comme un drapeau conquérant qui les nargue en claquant au vent. Une brise fraîche s'est levée et elle écarte leurs mèches pour pénétrer plus profondément dans leurs visages. Leurs visages se crispent ; il fait froid, si froid...

Alors, soudain, l'un d'eux prend une initiative. Une initiative dont il sait l'échec avant même de l'avoir initiée. Cela importe peu. Il saisit une chaise, ou un objet quelconque, car tout à cet instant qui soit assez solide et massif peut faire l'affaire, et il frappe le verre déjà écorché. La vitre se brise davantage et le vent s'y engouffre. On n'entend rien dans la nuit, sinon les éclats de verre qui scintillent comme de la poussière d'étoiles.

Le ciel est vide ce soir, cette nuit. On ne voit rien que leurs visages, tournés l'un vers l'autre avec avidité, ne révèlent à la lumière.

Ils ont peur, très peur. Faire un pas, faire quelque chose, cela pourrait faire fuir la lumière. Et ils ont si peur du noir dans lequel ils sont plongés ! Ils se sont mis à le craindre. Avant, ils avaient coutume de s'en envelopper, de s'en faire des draps ou des vêtements d'apparat ; et ils jetaient à la figure du monde tout ce noir un peu gluant qui leur collait à la peau. Ce temps est révolu. Maintenant, c'est trop tard. Maintenant, ils ont tout perdu. Ils ont tout perdu, car ils ont chacun goûté un petit peu de lumière, que cette lumière a glissé sur leur langue, dans leur gorge et est entrée profondément en eux. Maintenant, ils ont peur. Ils ont peur du noir comme l'enfant qui craint le monstre sous son lit ou dans son armoire : une peur irrationnelle et irascible, qui s'excite dès que l'on fait mine de l'ignorer ou de la résoudre. La lumière leur a appris à craindre le noir et le monde qui y est plongé. La lumière a fait jaillir dans les ténèbres des motifs inquiétants, mouvants, des formes vagabondes qui traversent l'espace et le temps, qui se faufilent entre les corps insouciants et distendus, et marchent, au même pas que l'homme sinon plus rapidement encore, vers la chute, la fin et la mort.

Puis, soudain, un réverbère s'allume. Ou plutôt, il faudrait préciser, dans un souci d'exactitude, que l'ampoule s'était mise à s'allumer et à s'éteindre — à grésiller très rapidement, très vivement. La lumière produite a un effet étrange. Elle saccade le mouvement. La vie, la nuit sont devenues irréelles. Non pas qu'elles aient joui de beaucoup de réalité, mais cette réalité est devenue plus ténue, comme un petit filet sous le pas d'une porte ou un fil sur le point de rompre. Oui, sur le point de rompre.

Il s'avance et lui aussi. Leurs mouvements sont hachés, leurs trajectoires sont floues, déviées par la lumière qui les vide de leur réalité. Et alors, profitant d'un moment de faiblesse du vrai, l'un à sa fenêtre et l'autre juste en bas, ils lancent leur imagination à toute vitesse devant eux. Une échelle émerge du noir, se construit contre le lierre et épouse ses méandres. Qui va monter ? Qui va descendre ? Ils l'ignorent tous les deux, alors l'un monte, l'autre descend, en même temps.

Ils se croisent soudain. Ou plutôt, voici plusieurs secondes qu'ils se croisent, mais ils ne s'en étaient pas rendus compte. Une main traverse sa poitrine, un pied traverse sa tête. Un frisson particulier les secoue et, comme s'ils avaient ainsi goûté à ce qu'ils étaient venus chercher, ils font demi-tour, chacun retourne là où il avait commencé. Ils ont peut-être échangé leurs places, leurs rôles. On n'en sait rien et cela n'a aucune importance.

Le réverbère s'éteint et la nuit se déploie comme un parapluie noir que l'on ouvre sur le monde. 

[NCT | Markhyuck] Le jeudi, de l'autre côté du couloirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant